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dats dans leur retraite ? Quelle nuit d’insomnie nous passâmes ! À six heures du matin, une détonation formidable nous appela sur le pont : le Bastion-Central venait de sauter. D’autres détonations suivirent. Le vent s’était calmé. L’amiral monta sur un aviso à vapeur et se rapprocha des murs de Sébastopol. Des pantalons rouges occupaient les batteries de la Quarantaine. Nous poussâmes un cri de victoire, et lorsqu’au quartier-général on hésitait encore à proclamer ce triomphe, nous l’annonçâmes par le télégraphe sous-marin à Paris.

Les Russes, pendant la nuit, avaient évacué la ville. Ils avaient coulé leurs vaisseaux et rompu le pont qui unissait les deux rives du port. Sur la rive septentrionale se rassemblaient les débris de leurs bataillons décimés. Les forts du nord restaient entre leurs mains ; mais nulle part le canon ne se faisait entendre. Ce silence avait quelque chose d’étrange pour des oreilles habituées au grondement continu des bombes et des obus. On eût dit que la cité guerrière et le camp qui l’assiégeait depuis onze mois, tombant de lassitude, s’étaient endormis. Dans la journée, chacun put compter ses pertes. Les nôtres s’élevaient à près de 6,000 hommes et 5 généraux ; les Anglais avaient eu 2,200 hommes, dont 159 officiers, hors de combat. Ils avaient laissé 1, 800 morts sur le terrain ; 3,000 blessés russes, expirans pour la plupart, gisaient dans Sébastopol. Ce fut la dernière hécatombe. Depuis le commencement du siège, le feu de l’ennemi nous avait tué 24,000 hommes, 40,000 avaient été grièvement blessés.

J’ai connu les officiers russes qui commandaient dans Malakof ; j’ai appris de leur bouche les fautes qu’ils avaient commises, et qui, suivant eux, nous avaient valu la victoire. L’amiral Nachimof était, avec le général Todleben, l’âme de la défense. Il fut tué par la balle d’un chasseur à pied ; lorsqu’il fut frappé, les marins jetèrent leurs armes et désespérèrent du salut de Sébastopol. Quelques jours plus tard, le général Todleben recevait lui-même une grave blessure. À partir de ce moment, on se défendit sans confiance ; des précautions reconnues nécessaires furent négligées. À quoi bon les prendre, puisqu’on allait se retirer sur l’autre rive ? L’ouvrage de Malakof, coupé de nombreuses traverses et presque fermé à la gorge, devait être battu à l’intérieur. On ajourna au lendemain l’exécution des dispositions prescrites, et le lendemain nos soldats surprenaient les Russes, tapis sous leurs blindages. Le capitaine de frégate Karpof, revenant d’une ronde, fut saisi au collet par deux zouaves. Le dédale des masses couvrantes que l’ennemi avait élevées pour arrêter les éclats des bombes nous fournit contre un retour offensif des retranchemens auxquels nous n’eûmes rien à ajouter. Ln vain