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en conséquence changé la veille au soir la valeur numéraire affectée à chaque pavillon. Cette combinaison nouvelle avait échappé à l’attention de l’officier qui venait de prendre le service. Si on laissait aux pavillons dont se composait le signal leur valeur primitive, on obtenait la singulière réponse qui m’avait offusqué. Les chiffres rectifiés présentaient un sens plus raisonnable : I quite agree (je suis tout à fait de votre avis). Il ne pouvait y avoir en effet deux avis différens en cette circonstance ; les vaisseaux avaient assez à faire de tenir sur leurs ancres.

Le général en chef fut prévenu, vers huit heures du matin, de l’inaction à laquelle nous serions vraisemblablement condamnés. Il n’éleva aucune objection ; nous n’entrions pour rien dans ses calculs. La fortune nous servait d’ailleurs admirablement par ce contre-temps que nous maudissions. Les tourbillons de poussière que le vent soulevait masquèrent les mouvemens des troupes, et permirent de les masser inaperçues dans les tranchées. La flotte, retenue au mouillage, n’annonça pas, par d’indiscrets panaches de fumée, qu’elle se disposait à entrer en action. Les Russes, qui épiaient quelque indice, n’en découvrirent aucun de nature à leur faire soupçonner nos desseins. Le dernier jour de Sébastopol était venu.

Le feu avait été très vif et très soutenu pendant toute la matinée. Vers onze heures et demie, il y eut un instant de relâche. Bientôt la canonnade se fit de nouveau entendre. Midi sonna ; tout sembla s’apaiser. C’était le moment où nos colonnes devaient s’élancer hors de la tranchée. Le plateau de Malakof se couronna soudain des feux de la fusillade ; le drapeau tricolore apparut planté sur le parapet. À ce signal, les Anglais marchent sur le Grand-Redan. Vers deux heures, les tranchées de la gauche semblent s’entr’ ouvrir ; il en sort un flot d’assaillans. À l’encontre de ce flot roule un nuage de fumée parti du Bastion-Central. Nos soldats ont passé à travers la mitraille. Arrivés sur le bord du glacis, les uns se couchent à terre, les autres se jettent résolument au fond du fossé. Pendant qu’ils s’y entassent, les Russes, montés sur les merlons des batteries, les fusillent à bout portant. Un horrible incident nous arrache à ce spectacle ; une mine a fait explosion. Au milieu de la terre noire qui retombe, on distingue des formes indécises dans lesquelles l’œil épouvanté croit reconnaître des cadavres mutilés et des membres épars. C’en est fait, les Français n’entreront pas dans le Bastion-Central. Au Grand-Redan, les Anglais aussi ont été repoussés. Échec partout, excepté à Malakof.

À Malakof même, vers quatre heures du soir, le drapeau tricolore disparaît ; des coups de canon partent de cet ouvrage. Les Russes l’ont-ils donc repris sur nos troupes ? ce canon poursuit-il nos sol-