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drapeau anglais flottât au Grand-Redan ? Ce plan périlleux étant donné, les meilleures dispositions furent prises pour le faire réussir. Nous avions remarqué que les Russes, accablés par un feu violent, cherchaient à s’y soustraire en se retirant dans les abris blindés dont ils avaient muni leurs batteries. On affecta une certaine régularité dans le tir, de façon à leur inspirer, au moment fixé pour l’assaut, une fausse sécurité. Ainsi le feu, très vif au point du jour, s’accélérait à neuf heures et demie pour atteindre son maximum d’intensité à dix heures. En ce moment, arrêt brusque et silence absolu jusqu’à midi. Dès que midi sonnait, reprise sur toute la ligne. C’est alors que les Russes, se mettant à couvert, nous laissaient dépenser, sans presque nous répondre, notre poudre et nos projectiles. Il fallait saisir l’instant où on les saurait réfugiés dans leurs casemates pour sauter brusquement dans Malakof.

Depuis le 5 septembre, on ne ménageait plus nos munitions. L’immense accumulation de travail que représentait l’approvisionnement de nos batteries s’en allait en éclats et en fumée. Il fallait que cette reprise de feu fût décisive. On eût mis près d’un mois à remplir de nouveau les poudrières vides et les parcs à projectiles épuisés. Tout présageait d’ailleurs un résultat prochain. Les vaisseaux que l’ennemi n’avait pas coulés étaient atteints jusqu’au milieu du port ; nos bombes y allumèrent l’incendie, ces grandes flammes éclairèrent la nuit du 6 au 7 septembre. Un ciel bas et sombre, où couraient les nuages venant du sud-ouest, ajoutait son horreur à celle des reflets sinistres. Le 7 au matin, le vent passa au nord, et devint très violent. L’amiral était au camp. Ce ne fut pas sans peine qu’il parvint vers le soir à rejoindre le Montebello Le général Pélissier lui avait communiqué ses projets, sans réclamer toutefois sa coopération. L’assaut devait avoir lieu le lendemain 8 septembre à midi précis.

Le 8 septembre, le vent n’avait pas molli. L’amiral Lyons nous consulta par le télégraphe. « Que pensez-vous du temps ? » L’amiral Bruat répondit : « Je pense qu’il n’y a aucun avantage à mettre des vaisseaux en mouvement par un temps pareil. » La réplique ne se fit pas attendre : — Men enraged (les hommes sont enragés). Cette réplique était dure. Avant de la transmettre à l’amiral, je voulus n’en croire que mes yeux, et je demandai qu’on m’apportât le livre des signaux. Je reconnus sur-le-champ la méprise qui, par la plus étrange des coïncidences, prêtait à nos alliés un langage fanfaron auquel, je dois le dire, ils ne nous avaient pas habitués. Pour communiquer avec les Anglais, nous avions adopté leur code télégraphique. Près de livrer un assaut décisif, nous n’avions pas voulu nous exposer à avoir les Russes pour confidens. Nous avions