Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/520

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour Kertch ; il avait prescrit le même jour un assaut général sur les embuscades qui menaçaient notre gauche. Notre départ de Kamiesh avait été éclairé par les lueurs d’un combat formidable ; plus de 1,000 hommes étaient restés sur le terrain. Le lendemain, retour offensif des Russes ; nouvel effort de notre part, le sang coule à flots. Nous nous sommes rapprochés d’une centaine de mètres de la ville. Entre Kertch et Kamiesh s’échange un premier bulletin de victoire. Le succès du 23 mai n’était cependant qu’un des épisodes de cette guerre de chicanes nocturnes que nous faisions depuis huit mois. Le général Pélissier méditait un coup plus audacieux. Le 8 juin, vers quatre heures du soir, l’armée sort de ses tranchées et marche sur le Mamelon-Vert. À cet assaut inattendu, l’ennemi se trouble ; son tir n’a pu arrêter nos colonnes. Une masse irrésistible envahit la hauteur. L’élan de nos troupes est tel qu’elles eussent en ce jour emporté Malakof, si l’on eût osé prévoir jusqu’où pourraient aller la surprise et la consternation des Russes. Quelques enfans perdus ont seuls, au mépris des ordres donnés, franchi l’enceinte que personne ne devait dépasser. Ils sont ramenés par les Russes. Une explosion soudaine ajoute à l’effroi qu’apportent avec eux ces fuyards. « L’ouvrage, s’écrie-t-on, est miné ! » Les vainqueurs n’essaient plus de garder leur conquête ; ils se précipitent en désordre vers nos tranchées. Les réserves heureusement sont prêtes, elles s’avancent, et sous une grêle de boulets et d’obus retournent contre l’ennemi les retranchemens du Mamelon-Vert. Nous avons eu cette position au prix de 2,500 hommes ; un cheminement méthodique nous aurait coûté davantage.

À ces deux attaques résolues et rapides, qui venaient de se succéder dans le court intervalle de quinze jours, les Russes durent s’apercevoir que notre système de guerre s’était profondément modifié. Notre faute à nous fut de ne pas comprendre que l’ennemi allait désormais se tenir sur ses gardes, que nous ne retrouverions pas deux fois l’avantage inhérent à un brusque changement d’allures. Les souvenirs de la guerre de la péninsule auraient pu nous rendre plus circonspects. Rarement nous y avions attaqué l’ennemi dans ses positions sans être repoussés ; mais parce que nous avions, après huit mois d’approches régulières, surpris les Russes par la plus imprévue des audaces, nous crûmes que nous allions désormais enlever tous les retranchemens à la baïonnette. Nous nous préparions une cruelle déception.

L’expédition de Kertch était rentrée à Kamiesh ; tout semblait nous sourire : encore un effort, et Sébastopol était à nous. Malakof devait être attaqué au point du jour. Le concours de la marine n’avait point été demandé ; cependant nos vaisseaux étaient prêts, et