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l’instant ; vous vous sentez ému d’une compassion soudaine. En face de cette mort isolée, vous comprenez tout le prix de la vie et instinctivement vous avez maudit la guerre. Les plaines ensanglantées de l’Alma et d’Inkermann ne m’ont pas causé l’émotion que j’en attendais. Je n’ai pu oublier encore le spectacle du soldat mourant de la baie de Kamish.

Les Turcs avaient les premiers escaladé la colline ; les Français et les Anglais ne tardèrent pas à les suivre. Ils trouvèrent le plateau dégarni ; les vedettes russes s’étaient empressées de battre en retraite. Une heure après, les batteries d’Ak-Bournou qui défendaient l’entrée du détroit sautaient en l’air. Les Russes ont la manie d’élever à grands frais des ouvrages formidables et de les détruire sans les défendre, souvent même avant qu’on ait songé à les attaquer. Les avisos alliés s’élancèrent dans la passe devenue libre et se portèrent vers Jénikalé. Pendant ce temps, le débarquement des troupes, des chevaux et de l’artillerie continuait ; il dura toute la nuit. Au point du jour, l’armée se mit en marche ; elle ne fit que traverser Kertch, évacué par l’ennemi. On s’attendait à rencontrer une vigoureuse résistance à Jénikalé ; une ligne de bâtimens embossés occupait toute la largeur du détroit, des ouvrages récens s’appuyaient à un vieux château qui leur servait de réduit. Cet appareil menaçant s’évanouit comme un fantôme. À l’approche de nos troupes, les batteries volèrent en éclats, les navires s’abîmèrent dans les flots. Les Russes étaient depuis longtemps sur la route de Kaffa. Nous n’eûmes à lutter que contre l’incendie. À la porte d’une poudrière, on trouva un Tartare ivre-mort, endormi la mèche à la main. Si cette brute eût accompli son œuvre, Jénikalé ne nous aurait livré que des décombres.

Nous ne devions pas nous arrêter à l’entrée de la mer d’Azof ; mais, pour y pénétrer, il fallait des navires d’un faible tirant d’eau. Les plus chétifs navires suffisaient heureusement pour répandre l’alarme jusqu’aux bouches du Don. Les villes de Berdiansk, de Marioupol et de Taganrog n’avaient pris aucune précaution pour repousser une attaque ; elles vivaient sur la foi des défenses que nous venions de forcer. Ces immenses greniers se trouvaient, par la chute d’Ak-Bournou et de Jénikalé, à notre merci. Des cosaques irréguliers accoururent pour se joindre aux milices ; ils arrivèrent au moment où nous nous retirions. La flottille anglo-française avait en quelques jours détruit des approvisionnemens qui auraient pu préserver l’Europe entière de la famine.

Cette expédition fut vivement menée. Elle devait être sans résultat. Si l’on eût du même coup occupé la flèche d’Arabat et détruit sur la Mer-Putride le pont de Tchongar, on eût intercepté