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Les hommes intelligens, les esprits vigoureux et patriotiques qui se mirent à la tête de la croisade pour la France ne nous laissent à cet égard aucun doute. Ils connaissent trop bien la nature humaine pour s’être contentés, lorsqu’ils s’adressaient à leurs compatriotes, de considérations sentimentales, pour n’avoir parlé que de la reconnaissance qu’on nous devait sans y ajouter quelques argumens décisifs, quelques motifs déterminans tirés de l’intérêt même du peuple grec. Il ne leur fut pas difficile de prouver que nous seuls en Europe, quand nous aurions reconquis un gouvernement libre, pourrions aider sincèrement la Grèce, tout au moins de notre influence morale, peut-être plus efficacement encore, à réaliser ses espérances politiques. Qu’attendre de l’Angleterre, dont la diplomatie ne travaille en Orient qu’à maintenir par tous les moyens l’intégrité de l’empire turc, — de la Russie, qui rêve de porter l’empire des tsars jusqu’à Constantinople, — de l’Autriche en lambeaux, de la Prusse tout occupée d’elle-même, incapable d’ailleurs d’aucun effort généreux en faveur d’un autre peuple ? La France seule, disaient-ils, la France, qui ne poursuit en Orient aucun établissement pour son propre compte, qui ne réduit pas toute la politique à l’emploi de la force matérielle, qui croit aux forces morales, comprend ce qu’il y a de sacré dans les revendications de la race hellénique, et les favorisera un jour, comme elle les a favorisées dans le passé. Son génie n’est-il pas le génie même de la civilisation ? N’a-t-elle pas prouvé autrefois à la Grèce qu’il n’y a rien de supérieur pour elle au droit que réclament les peuples asservis de s’appartenir à eux-mêmes, de secouer le joug de la domination étrangère ? Si un gouvernement absolu l’a détournée de sa voie, la liberté la ramènera à sa politique traditionnelle ; si elle traverse maintenant une épreuve redoutable, elle en sortira retrempée, et se relèvera avec une force nouvelle. On connaît sa vigueur et la facilité avec laquelle elle répare ses pertes. Ne semblait-elle pas mourante en 1815 ? Quelques années après, elle envoyait en Grèce ses volontaires et ses soldats. Vous voulez étendre la Grèce jusqu’aux pays qu’habite votre race, ajoutaient nos amis, jusqu’à l’Olympe et jusqu’à la Crète. Pensez-y bien. Le véritable chemin de l’Épire, de la Thessalie, des îles, c’est la France ; c’est en passant par la France que vous y arriverez un jour. Pour un Grec qui se dévouera à une cause française, peut-être des milliers de Français se dévoueront-ils à la nôtre.

On ne résistait guère à des raisons si persuasives, à l’espoir de ne pas perdre le fruit de sa reconnaissance, de recevoir un jour l’intérêt de ses services. Le Grec a le génie et la patience du commerçant : il sait que les meilleures opérations se font quelquefois à long terme, qu’il convient de risquer quelque chose dans le présent pour