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laquelle un peu de frivolité réussirait toujours mieux que la méthode scientifique. L’imagination s’accommode surtout de ce qui est loin de la vie réelle ; elle rêve l’âge d’or, le communisme, la suppression des murs de clôture et des limites des champs; elle ouvre les portes des maisons, elle délie les cordons de la bourse la plus serrée. Mais tâchez de mettre un peu de réalité dans ces songes, aussitôt la bourse se forme, la porte est close à triples verrous. Restons dans le domaine de la fiction, si nous voulons faire du socialisme; c’est là qu’il est à sa place. On m’accordera du moins qu’un roman a autant de droit à se dire socialiste que la théorie la plus ambitieuse. Il n’est ni plus ni moins utile et il a le mérite d’être moins ennuyeux.

Rousseau, très franchement, regarde les maux introduits par la propriété comme irréparables : Mme de Grafigny, plus hardie ou plus naïve, croit savoir par quel moyen ils auraient pu être évités; elle estime que les princes, au lieu de vivre des impôts qui leur sont payés par leurs sujets, devraient nourrir leurs sujets des richesses de l’état; c’est dire que ceux-ci seraient les pensionnaires viagers des rois qui posséderaient tout. Sans doute, c’est une Péruvienne qui parle, et cette conception, conforme à l’état barbare, se trouve à sa place dans les lettres de Zilia ; Mme de Grafigny ne voulait pas tout à fait, j’imagine, faire du roi très chrétien un Incas, fils du Soleil. Cependant le roman n’était pas une simple fantaisie : suivant l’habitude du temps, l’auteur mettait ses pensées sous la plume de la jeune sauvage. La tendre Zilia, dans sa correspondance amoureuse avec Aza, multiplie les critiques et les jugemens comme le sage Usbek des Lettres persanes, dans une correspondance non moins amoureuse avec tout un sérail. Peu importe la valeur de leurs idées respectives : l’auteur des Lettres péruviennes n’y tenait pas moins que Montesquieu; elle y tenait davantage peut-être, si l’on en juge par le ton sérieux et triste de ses pages. En effet, dans le rapprochement qui a été fait des deux livres, rapprochement écrasant pour Mme de Grafigny, si l’on ne voit en présence qu’un modèle et une copie, on a oublié de rappeler la différence des tons. Le président à mortier de Bordeaux songeait à s’amuser lui-même avant d’amuser ses lecteurs; mais la pauvre réfugiée de Nancy qui, la plume à la main, n’était pas gaie, composait son roman avec des souvenirs, des réflexions mélancoliques et des larmes. Ces singularités d’un monde idéal qu’elle bâtissait loin de son pays et de ses vieux amis, elle les prenait au sérieux. Elle croyait de bonne foi que la pauvreté venait de la faute des princes, et, suivant la formule adoptée depuis, que la société était mal faite.

« Au lieu que le Capo-Inca est obligé de pourvoir à la subsistance de ses peuples, en Europe les souverains ne tirent la leur que des travaux de leurs sujets: aussi les crimes et les malheurs viennent-ils presque tous des besoins mal satisfaits.