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times à leur libertinage. Elles ne sont pas moins sévères pour le luxe. C’était le moment où l’on applaudissait de toutes parts au Mondain; tout le monde semblait répéter :

Le superflu, chose si nécessaire.

Mme de Grafigny, qui n’était que du grand monde de Lorraine, était plus simple : elle savait d’ailleurs par expérience qu’on perd le nécessaire à courir après le superflu. Elle a été la première de son temps, au moins dans la littérature proprement dite, à faire le procès du luxe; elle a précédé Rousseau sur ce point comme sur quelques autres. Il n’y a pas lieu d’en être surpris : elle venait d’une province éloignée, indépendante, sinon d’une république étrangère à la France; elle était pauvre comme lui; comme lui elle avait atteint, dépassé même le moment où un écrivain a toutes les idées personnelles qu’il aura, s’il est capable d’en avoir; comme lui elle publiait, aux environs de cinquante ans, le livre où elle mettait tous les sentimens de son âme. Le rapprochement de ces deux esprits si fort disproportionnés n’a pour but, on le sent, que de montrer leurs analogies. L’avènement de Rousseau fui comme une explosion dans le monde; d’un seul bond il entra dans sa grande renommée; d’un seul coup il fit connaître ou entrevoir toutes les idées qu’il devait plus tard développer. Il n’en est pas une, en ses écrits postérieurs, dont le germe visible ne soit dans ses deux discours adressés à l’académie de Dijon. Il y a ainsi de riches fleurs sous le soleil d’Orient, qui s’ouvrent tout à coup avec bruit; l’éclat de leur floraison est digne de la magnificence de leurs couleurs. Le modeste talent de Mme de Grafigny fleurit de même en une fois, bien qu’avec beaucoup moins d’éclat; et une fois qu’elle eut fait entendre ce qu’elle avait dans le cœur, ce fut fini : dans ce petit roman d’un mérite secondaire elle avait dit son dernier mot.

Il était aussi réservé à Mme de Grafigny de risquer la première des paradoxes touchant la propriété; c’est là le caractère le plus singulier de son ouvrage. Faute d’un autre terme, on est bien obligé de qualifier ce roman de socialiste. N’allez pas sur ce mot imaginer que l’auteur expose une doctrine nouvelle sur la société. Ces grandes prétentions ne sont pas de ce temps-là. On causait, on promenait son caprice sur des utopies sans conséquence, comme sur l’état sauvage des hommes primitifs ou sur l’histoire des Troglodytes; mais on n’avait pas de théorie sociale toute faite pour changer le monde du jour au lendemain. D’ailleurs est-il bien sûr que le socialisme soit une chose sérieuse? Le mot est bien connu, mais la chose, on ne l’a pas trouvée. S’il était vrai que le socialisme fût la recherche d’un moyen honnête et praticable pour obscurcir la distinction entre le tien et le mien, c’est une recherche dans