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Mme de Grafigny n’avait pas à dérober ni même à apprendre à ses bons amis de Lorraine, ses chagrins, sa pauvreté, ses intimités, certaines liaisons plus étroites encore. Son mariage avec M. Huguet de Grafigny, exempt des gardes du corps et chambellan du duc de Lorraine, avait été un enfer. Séparée de lui après bien des années de patience, elle vivait dans une gêne assez grande pour que sa destinée dépendît quelquefois d’une pauvre somme de deux cents francs attendue des mois entiers. Assiégée par les dettes criardes dans les refuges où elle cachait son délaissement et son veuvage, elle était obligée de dérober aux curieux les petites rentrées que pouvaient lui procurer ses amis, et quelquefois privée des hardes demeurées comme gages entre les mains de quelque logeur trop rigoureux. Lorsqu’elle vint à Cirey, en plein d’hiver, elle fut redevable à une amie qui avait équipage d’avoir pu traverser les mauvaises routes qui séparaient Nancy du séjour de Mme Du Châtelet sans faire naufrage dans les profondes ornières. Elle y arriva ne possédant pas le premier écu de l’argent nécessaire pour chercher une autre demeure. On sait pourtant que Cirey, si hospitalier d’abord, cessa bientôt d’être tenable. La reine de ces lieux veillait sur son empire avec une jalouse défiance ; elle ouvrait les lettres de ses hôtes. Il est vrai qu’elle en payait le port, ce qui ne suffisait pas pour acheter la propriété des secrets qui pouvaient y être contenus ; il est vrai aussi qu’elle cachait sa curiosité derrière l’intérêt très sincère qu’elle portait à Voltaire, ce qui ne justifiait pas tout à fait l’établissement de son cabinet noir. Les misérables sont patiens: la pauvre noble dame supportait sans rien dire la censure exercée sur sa correspondance, c’est-à-dire sur le dernier aliment qui restât à son cœur. Après tout, elle n’était pas la seule à endurer cette tyrannie; Mme de Champbonin, une autre amie des deux amans, une autre hôtesse dans cette maison littéraire et princière à la fois, subissait le même joug. Bien plus, celui-là même dont le nom illustre faisait tout l’ornement de cette riche demeure, l’astre dont Mme Du Châtelet se disait simplement le satellite, n’était-il pas le premier esclave de cette volonté qui ne perdait rien assurément à être celle d’une femme ? Mme de Grafigny se résignait donc à recevoir des lettres décachetées; mais un jour une missive de l’honnête Devaux, qui joignait à un grand goût pour le bavardage un penchant très prononcé pour les expressions impropres, donna lieu de croire à la fougueuse et très impérieuse Emilie que Mme de Gratigny avait communiqué à ses curieux amis tout un chant de la Pucelle, c’est-à-dire de quoi faire arrêter Voltaire ou tout au moins l’obliger à prendre la fuite.

Un malentendu, qui consistait dans la confusion du mot plan avec celui de chant, valut à la malheureuse réfugiée non-seulement une scène affreuse que lui firent le poète, trop enclin à s’effrayer, et sa