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On riait sans doute de la bonne dame de province qui se prenait au sérieux et tranchait du philosophe. Piquée au vif, elle se mit à l’ouvrage et publia en 1747 un livre qui fut le roman de femme le plus curieux du siècle, car je ne crains pas de placer les Lettres péruviennes, toutes défraîchies, toutes démodées qu’elles sont, au-dessus des œuvres de Mmes de Fontaine, de Tencin et Riccoboni,

Les Lettres péruviennes furent suivies d’un autre succès, celui de la comédie de Cénie, sorte de drame en prose qui profita fort innocemment d’une cabale montée contre La Chaussée, le maître du genre attendrissant vers cette époque. Le talent féminin, au grand dépit de son rival, eut les préférences des comédiens et du public. Pour la première fois de sa vie, depuis ces deux ouvrages, Mme de Grafigny était en veine de bonheur. Elle dut en être étonnée; le malheur était comme son élément : elle dit dans une de ses lettres de Cirey que le chagrin la suivrait jusque dans le paradis. Ces bonnes fortunes si peu normales dans son existence n’eurent pas de suite. Sa vie reprit la même allure sauf le changement de situation qui ne diminua point ses épreuves. Elle resta jusqu’à la fin endolorie et plaintive sans faire aucune autre confidence à ses amis de Paris que celle d’une tristesse qui se laisse voir, mais qui ne parle pas.

Nous en savons un peu plus que les lecteurs du siècle dernier sur la biographie de Mme de Grafigny. Nous avons les lettres qu’elle écrivit à son ami Devaux de Nancy, durant les deux mois de séjour qu’elle fit à Cirey. Ce Devaux, littérateur, faisant des vers assez mauvais que Mme de Grafigny comble d’éloges quoiqu’elle les corrige avec goût, était lecteur de Stanislas, roi de Lorraine, un lecteur qu’on avait donné à ce prince à son grand étonnement, et dont il comptait, disait-il, faire autant d’usage que M. de Voltaire, cet autre potentat son voisin, faisait de son confesseur. La plus grande familiarité régnait entre Devaux, Saint-Lambert, Desmarest, et l’auteur des Lettres d’une Péruvienne. On s’appelait Pampan, Pampichon, Petit-Saint, Gros-Chien ; c’était de l’intimité provinciale et bien lorraine. Il y avait même quelque chose de plus entre l’un d’eux, le docteur Desmarest, et celle qui a signé ces lettres. Cette correspondance, écrite au courant de la plume et sans aucun souci des indiscrets, au moins dans la première partie, nous en aurait appris beaucoup plus sur Mme de Grafigny, si elle n’avait eu pour objet d’informer Nancy et Lunéville des nouvelles du héros, du demi-dieu de Cirey. Aussi ne faut-il pas s’étonner que l’on y ait cherché seulement l’intérieur de Voltaire et de la dame du logis, et qu’elle ait été publiée en 1820 sous le titre de Vie privée de Voltaire et de Mme Du Châtelet. Là est bien réellement l’intérêt de ces pages qui sentent le commérage et la cachotterie, simples d’ailleurs et abandonnées jusqu’à la trivialité. Cependant il est aisé d’y entrevoir bien des choses que