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Mme B… la connaît et a été la saluer. Elle a remarqué dans sa suite une fille de quinze ans qu’elle n’avait pas vue autrefois en visitant le harem du gouverneur ; comme elle en faisait l’observation : — Que voulez-vous, koukouna (c’est le mot qui en turc répond à madame), il faut bien faire quelque chose pour son seigneur ! — Ces sortes de cadeaux dans l’aristocratie ottomane ne sont pas rares[1].


24 septembre.

Au matin, nous quittons Achmet. — Les Osmanlis, me dit-il, étaient autrefois le peuple le plus riche du monde ; ils ne manquaient jamais de donner à leur hôte les présens de l’hospitalité. Tout cela est bien changé. Il n’y a rien ici au bazar que je puisse vous offrir ; prenez du moins cette piastre toute neuve, si vous avez soin de la garder elle vous sera bientôt précieuse ; elle vous rappellera le pauvre Achmet ; avec les années elle sera pour vous le talisman de l’amitié ! — Certes je ne perdrai pas ce souvenir si simple. Achmet me reconduit sur la route ; je lui demande ce qu’il va faire aujourd’hui. — Mon Dieu, ce que je fais tous les jours : fumer et dessiner des lettres arabes. — Nous nous serrons la main. — Vous écrirez peut-être un jour, ajoute-t-il en me quittant, que vous êtes venu chez moi ; je l’écrirai aussi. Vous ne lirez pas mes paroles turques, je ne lirai pas vos paroles françaises ; mais elles se rencontreront dans l’éternité et elles en seront heureuses.

Le plus simple est de faire quelques lieues à pied ; l’arabas portera les bagages et Adami. La plaine est toujours brûlée et triste ; mais cette immensité a son charme. Parfois ; nous apercevons de grands-ponts monumentaux qui s’élèvent à droite ou à gauche sur de petits ruisseaux ; les bords sont marécageux ; puis il a fallu compter avec les débordemens de l’hiver : ce sont là de beaux restes de l’ancienne puissance osmanlis. Je vérifie la date de quelques-uns inscrits sur des plaques de marbre en chiffres turcs ; presque tous remontent aux XVIe et XVIIe siècles, au temps où la Roumélie avait des voies pavées. Dans ces solitudes, par leur masse imposante, leurs hautes arcades, ces ponts rappellent les aqueducs de la campagne de Rome, ils en ont la majesté et la tristesse.

Tatar-Keui, petit village créé d’hier, ne figure pas sur la carte excellente de Viquesnel, datée de 1854. Après la guerre de Crimée, la Porte a donné asile aux musulmans du Caucase qui voulaient

  1. Je devais rencontrer plus tard à Filibé. M. Guillaume, Lejean, déjà atteint. du mal qui vient de l’enlever et cependant toujours énergique, toujours possédé, malgré sa santé compromise par tant de fatigues, de la passion de voir et de voir encore des pays nouveaux. Les observations qu’il avait faites sur l’esclavage en Orient se trouvaient d’accord, avec les miennes. Voyez du reste la Revue du 15 août 1870.