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ne suivent pas le mudir de bon gré ; une sorts de patron qui les nourrissait à Constantinople les a vendues. Elles ne savent pas bien comment elles sont tombées autrefois dans les mains de l’homme qui les avait depuis leur enfance. Autant qu’on peut le deviner par les renseignemens très vagues qu’elles donnent, elles sont originaires du Caucase. La Porte répète très haut que, depuis les réformes d’Abdul-Medjid, on ne vend plus d’esclaves dans l’empire : voilà une vente bien constatée. M. B… veut signaler ce scandale, reprocher au gouvernement turc ses mensonges : il ira voir le vali d’Andrinople ; mais de ce côté, il n’espère guère ; le fils de ce gouverneur a reçu lui-même la semaine dernière une belle esclave en cadeau. Mieux vaut écrire tout de suite à l’internonce d’Autriche, M. le baron de Prokesh-d’Osten, pour qu’il proteste au nom des traités contre un acte aussi honteux. Le ministre des affaires étrangères est habitué à ces sortes de plaintes qui ne l’effraient pas ; avec un peu d’habileté, tout s’arrangera ; le mudir gardera ses femmes, mais une autre fois il sera moins imprudent. Cependant l’intervention d’un Franc lui paraît désagréable : sa grosse figure est pourpre de colère. Il fait monter ses femmes en arabas, et s’en va. Ce sont de petites personnes, leurs mains sont blanches, leur teint rosé, leur taille fine. Leur type, autant qu’on peut le reconnaître sous le voile qui les couvre, est charmant.

Il n’y a plus de marché public d’esclaves dans l’empire ottoman, mais l’Abyssinie fournit toujours des eunuques ; on en décharge chaque année de belles cargaisons au Caire ; ce sont les jeunes enfans que vous voyez ensuite dans les grandes villes bouffis de graisse et d’insolence, couverts de bijoux d’or, vêtus avec un luxe du plus mauvais goût. Quant aux femmes, ce n’est point un secret qu’on en vend à Constantinople ; elles sont en général Circassiennes ; les Turcs prisent davantage les Européennes et, dit-on, les Françaises. Il est hors de doute qu’assez souvent des hommes au service des pachas viennent chercher des odalisques en Occident ; une fois entrées dans les harems, elles sont musulmanes, et personne ne sait plus ce qu’elles deviennent. Il arrive à ce propos des aventures assez étranges. Un Français voyageait, il y a un an ou deux, sur le chemin de fer de Lyon à la Méditerranée en compagnie d’un Levantin. À une station, cet homme, qu’il avait trouvé aimable et poli, le quitte un instant. « J’ai là, dit-il, une douzaine de femmes que je mène sur le Bosphore ; je leur fais la vie douce durant la route, elles auront le temps de s’ennuyer dans les harems. »

La femme du moutésarif de Filibé, qui est une personne de noble origine, encore belle, mais un peu sur le retour, vient de passer ici avec un train princier, trois voitures et douze cavaliers d’escorte.