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l’état. L’ignorance des Turcs est sans limite. Ce colonel m’avait reçu dans un cabinet de travail meublé à l’européenne et du meilleur goût. Voltaire, Rousseau, tous nos classiques ornaient sa bibliothèque ; nos journaux étaient sur sa table, à côté de l’Esprit des lois, ouvert au chapitre de la constitution anglaise. À six mois de là, j’ai trouvé le livre à la même page ! — Nous visitons un des tchifliks d’Achmet. La terre est souvent fertile en Orient ; on s’étonne que les procédés européens appliqués par des hommes intelligens y réussissent si mal. Achmet et Selim savent quelques-unes des raisons de ce fait ; il faut ajouter que sous ce soleil nos engrais sont d’un mauvais usage, que les moyens de communication restent toujours difficiles. Puis la mort appelle la mort ; dans un pays généralement bien cultivé, tout réussit, les ressources abondent ; ici tout est difficulté. Quelques étrangers qui se sont établis en Grèce, en Eubée par exemple, près de Chalcis, près de Xérochori, dans des conditions qui paraissaient excellentes, font leurs frais, et rien de plus. — Si nous nous étions donné la moitié moins de peine en Amérique ou chez nous, me disait l’un d’eux, nous serions millionnaires.

Comme presque tous les Turcs, Achmet n’a pas l’empressement oratoire des Grecs ; — il est rare qu’un Osmanlis ne sache pas garder une réserve qui nous touche ; — il parle peu, répond souvent qu’il ne sait pas ; sa distinction et son bon sens sont réels. La soirée toutefois est un peu longue, quand, par une heureuse fortune, arrive un très petit nain qui se présente sans se faire annoncer. C’est un fou du moyen âge, comme on en trouve beaucoup en Turquie, le seul pays où ils existent encore ; il monte sur la table ; par ses gestes, ses tours de force, ses propos joyeux, il ravit mon hôte ; demain il passera dans l’appartement des femmes ; puis il ira ailleurs. Il voyage ainsi depuis de longues années, toujours bien reçu, toujours logé, nourri et payé. Quand il frappe à une porte, on sait ce que cela veut dire, — cette vie turque est si triste, qu’elle accepte les distractions les plus puériles.

Ce matin, grand émoi à Baba-Eskisi. Le mudir de Filibé, qui revient du pèlerinage de La Mecque et retourne à son poste, s’est arrêté ici ; il ramène quatre femmes achetées à Constantinople ; contre l’habitude des Turcs, il parle trop haut, et raconte imprudemment que cette acquisition lui a coulé très cher, mais qu’il espère retrouver son argent : il offrira une de ces femmes à l’iman, la seconde au cadi, la troisième au moutésarif ; une seule entrera dans son harem. Cette conversation est revenue aux oreilles de M. B…, Autrichien logé au khan. Mme B…, qui est Levantine et sait le turc, est allée trouver ces pauvres filles ; il n’est que trop vrai, elles