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teur se tait, ses yeux vagues n’ont plus d’expression, il aspire lentement les bouffées du toubéki ; il restera là jusqu’à ce que le muezzin monte sur le minaret pour la prière du soir et crie de sa voix perçante : Allah ! Allah !

En passant dans les rues, j’aperçois la cour et l’intérieur de quelques maisons ; tout cela est très pauvre. Les femmes y font la grosse besogne. Elles sont ici moins réservées qu’à Constantinople. Pendant que je cherche sur une inscription turque la date d’une fontaine, quelques-unes viennent y puiser de l’eau ; la chaleur du jour leur a fait ôter leur voile, elles ne le remettent pas en ma présence : D’où est l’étranger ? veut-il boire ? Comme il est fatigué ! que dirait sa mère, si elle le voyait ainsi ? — et mille propos d’une grande bonté. Elles ne sont pas jolies ; la fatigue altère leurs traits de bonne heure.

Autour du village, nous voyons quelques champs cultivés ; le paysan turc laboure juste ce qu’il faut pour qu’il ait de quoi vivre l’année qui vient. À une demi-heure de Kara-Kerli, le désert reprend ses droits. Un champ reste inculte cinq ou six ans, quelquefois sept ; la charrue rappelle celle d’Hésiode, c’est à peine si elle égratigne le sol. On ne connaît pas ici l’usage du fumier, et cependant la terre donne un assez bon rapport. — À Baba-Eskisi, gros village turc peu remarquable, où nous arrivons le soir, l’accueil d’Achmet-Effendi est cordial. Il sait quelques mots de français. Il est venu ici pour essayer d’appliquer nos méthodes d’agriculture. Les bœufs du pays ne peuvent traîner nos charrues ; c’est là un fait qu’on a souvent signalé en Orient ; les bêtes de somme y ont moins de vigueur que chez nous. Les charrues du reste se sont brisées ; on ne peut faire venir des ouvriers de France pour les réparer, puis le paysan est très tenace dans ses habitudes. — Il n’y a rien à faire, voyez-vous, me dit Achmet. — Il fume et dessine de grandes lettres arabes rouges et or sur fond noir. Il est jeune et intelligent ; comme beaucoup de Turcs de la nouvelle génération, il est désespéré. Récemment je visitais les grands tchifliks (fermes) qui sont à l’embouchure de la vallée de Tempe. Selini-Effendi, qui les administrait, était élève de notre école de Grignon. Il avait là dix-huit grandes fermes dans une situation excellente ; les héritiers du grand-vizir Reschid-Patha l’avaient chargé d’y essayer les procédés européens ; il l’avait tenté, mais bientôt il avait fallu laisser la vieille routine reprendre son cours. Ces belles terres paraissaient abandonnées. J’ni vu depuis à Constantinople le propriétaire de ces tchifliks, un très illustre colonel de vingt ans qui aura sans doute un jour ou l’autre de hautes fonctions à la Porte ; il m’a demandé si ses fermes de la vallée de Tempé étaient sur l’Adriatique, et si en huit jours il pourrait espérer s’y rendre sur un bateau à vapeur de