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comme il parle très bien grec, — ce qui est rare, — la conversation était facile. Je me suis enquis de ses tristesses. « Voici bientôt la fête où j’ai coutume d’habiller mon harem à neuf ; comptez : deux femmes et neuf suivantes, c’est là une grosse dépense ; tuniques, voiles, férédjés. Une de mes femmes a rapporté de la dernière foire de Silivri des fourrures dont je n’avais nul besoin et des bijoux très chers, ce qui diminue de beaucoup mon revenu de cette année. » Comme je m’étonne qu’il ne puisse mettre son monde à la raison : « Vous en parlez bien à votre aise ! Du coucher du soleil jusqu’au lendemain, je suis enfermé dans le harem, où il n’y a d’homme que moi ; je n’ai pas la liberté de vivre ailleurs ; là je suis non pas maître, mais esclave. Ce que mes femmes peuvent me donner d’ennuis quand elles s’entendent, vous ne l’imaginez pas ; les suivantes sont plus tracassières encore que les autres. Il faut céder, elles le veulent ; mais j’y perdrai mes derniers paras. »

Le palais du gouverneur est une maison de médiocre apparence. On arrive jusqu’à la pièce de réception au milieu des soldats qui ont leur poste dans l’antichambre. Ce sont des zaptiés (des gendarmes) vêtus avec ce négligé qui distingue les soldats ottomans en province ; à peine reconnaît-on leur uniforme d’étoffe sombre ; ils font la cuisine à la porte même du salon. Cinquante de ces gens-là sont toute la garnison de la ville, et je ne sais si dans le sandjak on trouverait cinquante autres soldats. Le gouverneur porte le costume de la réforme, fez rouge, gilet blanc, redingote noire à pans droits ; il est accroupi sur un canapé, dans une chambre mal crépie qui n’a ni rideaux ni ornement. C’est un jeune homme de bonne mine ; il a passé quelque temps dans la clientèle d’un grand seigneur ; on lui a donné ce poste pour lequel il n’avait aucune préparation. Il supplée à son insuffisance par une dignité froide et aussi par cette habileté prudente qu’ont le plus souvent les hommes de sa race. Créer à la Porte le moins de difficultés possible, ne pas provoquer de plaintes, maintenir les chrétiens des différens rites dans l’obéissance en les flattant tour à tour, assurer, ou peu s’en faut, la levée de l’impôt, tel est le principal de son rôle ; s’il le remplit à peu près, il restera ici jusqu’à la chute de ses protecteurs ; d’ici là, il espère réunir assez de batchichs pour attendre durant la disgrâce des jours plus heureux. Le percepteur des douanes assiste à ma visite. Ce pauvre homme est très embarrassé ; un ordre de son ministre l’envoie dans la même fonction à Bagdad ; l’avancement est de quelques centaines de francs. Il ne parle pas mieux l’arabe que le grec, cela ne l’inquiète guère : il est indifférent à la longueur du voyage, qui va lui faire perdre quelques mois et lui coûter ses appointemens d’une année ; mais quelle route suivre ? il soupçonne que Bagdad est très loin. Je le renseigne de mon mieux, non sans ad-