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craties modernes avec certains traits particuliers qui la rendent encore plus redoutable, notamment l’égalité de tous reconnue par les lois, par les constitutions et par la religion, les armées permanentes et l’organisation de l’industrie, du commerce et du crédit. Je ne crois pas pourtant que ceux qui veulent bouleverser l’ordre actuel puissent l’emporter. Les révolutions entreprises au nom de droits politiques ont souvent triomphé; les révolutions entreprises au nom d’intérêts matériels ont toujours échoué. Les jacqueries, même quand elles ont eu lieu contre d’iniques privilèges, ont été étouffées dans le sang. C’est que ceux qui se lèvent, poussés par des souffrances physiques ou plutôt par des convoitises, n’ont pas et ne peuvent avoir le degré d’intelligence nécessaire pour arriver au succès. Au contraire ceux qui invoquent un droit sont mus par des idées abstraites; ils peuvent par conséquent avoir cette trempe de caractère et cette force d’esprit qui donne la victoire et permet d’en organiser les résultats. Néanmoins, quoique les partisans d’une reconstruction sociale soient destinés à être toujours vaincus, leurs tentatives seules et leurs menaces jetteraient probablement dans les classes aisées assez d’inquiétude pour les pousser dans les bras d’un maître. Il faut donc chercher le remède à une situation aussi grave.

On invoque de toutes parts une compression impitoyable, et l’on parle d’une sainte-alliance des états européens, d’une sorte de croisade dirigée contre les idées communistes. Est-on bien sûr de l’efficacité de ces moyens? En Angleterre au contraire, on vient d’accorder de nouveaux droits aux associations de métier, et on a eu raison. La compression n’aboutirait pas, et elle créerait peut-être un double danger. Elle n’aboutirait point, parce que les idées qu’on veut étouffer passent de bouche en bouche, d’atelier en atelier, de pays en pays, sans qu’on en puisse suivre la trace. Au moyen âge, à certains momens, elles se sont répandues dans toute l’Europe occidentale malgré l’extrême difficulté des communications. Aujourd’hui ce n’est point par les meetings ou les journaux que l’Association internationale a réuni ses nombreux adeptes. En proscrivant cette association, on la transformerait en une société secrète dont le mystère augmenterait l’attrait et l’influence. Quant aux dangers que créerait la compression, les voici. Ce serait une déclaration de guerre aux ouvriers, qu’on traiterait en ennemis en édictant contre eux des lois exceptionnelles. Sans doute il faut réprimer toute conspiration qui a pour but l’emploi de la violence; mais peut-on interdire aux travailleurs de s’entendre pour régler le taux de leur salaire, pour fonder des associations de secours mutuel ou des sociétés de consommation et de production? Le second danger serait qu’en empêchant toute manifestation des idées qu’on redoute on endormît