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compétition est la source de tous les progrès, le grand ressort qui met tout en mouvement, qui enfante toutes nos merveilles industrielles, qui crée toutes nos richesses; mais elle répand aussi une agitation incessante, une inquiétude permanente, une instabilité universelle. Nul n’est content de son sort et nul n’est assuré du lendemain. Celui qui est riche veut accumuler toujours plus de richesses, celui qui est pauvre tremble de perdre son gagne-pain.

Le mécanisme de la production, des échanges et du crédit est admirable de perfection et de puissance; mais plus il est parfait et compliqué, plus il est exposé à se déranger. La grande industrie a établi entre le maître et l’ouvrier une distance immense. Autrefois tous deux travaillaient côte à côte, et vivaient de la même vie; aujourd’hui le maître dispose d’un capital énorme, et fait partie des classes supérieures, tandis que les ouvriers sont groupés dans de vastes fabriques, autour de la machine qui fournit la force motrice. Cela produit une séparation, une hostilité inconnue autrefois.

La grande industrie produit des quantités énormes de marchandises; pour les vendre, il lui faut le marché du monde, mais ce marché est soumis à mille fluctuations qui toutes se font sentir au fond des ateliers. Un pays augmente les droits à l’importation : c’est un débouché perdu. Une invention nouvelle nécessite la transformation d’un genre de fabrication ou en amène le déplacement; les commandes vont ailleurs; il faut fermer les ateliers, les maîtres souffrent ou sont ruinés, les ouvriers perdent leur emploi ou doivent se soumettre à une réduction des salaires.

Autrefois le salaire était réglé par la coutume ou par le tarif officiel; aujourd’hui il l’est par le rapport qui existe entre les bras et les capitaux cherchant de l’emploi. Les ouvriers soumis à cette loi de l’offre et de la demande se sont dit : Pourquoi ne pas nous coaliser pour fixer le taux de nos salaires et l’imposer à nos maîtres en nous mettant en grève, s’ils refusent d’accepter nos conditions? Ces grèves se sont multipliées, comme on l’a vu, surtout en Angleterre. C’est un état de guerre permanent avec ses luttes, ses victoires et ses défaites. Seulement les ouvriers ne parviennent pas à imposer leurs conditions, parce que les patrons, l’eussent-ils voulu, ne pouvaient pas les subir. La raison en est simple. La facilité des échanges internationaux est si grande aujourd’hui, que le monde entier ne forme plus qu’un seul marché. Le manufacturier ne fabrique pas pour son pays seul, mais pour tous les pays. Il s’ensuit que le prix des marchandises doit être à peu près le même partout. Le fabricant ne peut donc augmenter le salaire sans augmenter ses prix, ce qui l’empêcherait de vendre et l’obligerait de fermer son usine.