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celui qui en Égypte a donné à la société une assiette si solide, une durée si longue et produit également de si prodigieux monumens. Les souffrances des individus étaient parfois extrêmes, parce que la violence des grands n’était point arrêtée par la main tutélaire et toute-puissante de l’état, et parce que le commerce et la science ne savaient pas encore combattre les disettes et les maladies. La société était constamment troublée par la guerre, et périodiquement décimée par la famine et la peste; mais en temps ordinaire les âmes étaient calmes, et en temps d’épreuve résignées. Les hommes n’étaient point tourmentés par le besoin de changer de condition, car ils n’en voyaient pas le moyen. Ils ne connaissaient ni l’ambition da parvenir, ni la soif d’accumuler des richesses, car cela était hors de leur portée. Leur sort étant fixé sur la terre, c’est dans l’autre monde que s’étendaient leurs espérances. Quel contraste avec les démocraties antiques et modernes, où tous, ayant mêmes droits, s’agitent sans cesse pour parvenir à tout et s’emparer de tout!

Ce n’est pas que l’idée d’établir une plus grande égalité dans le partage des richesses n’ait pas surgi au moyen âge : elle s’est fait jour en France, en Angleterre, en Allemagne, surtout dans les campagnes, quand l’excès des souffrances causées par la guerre réduisait les cultivateurs au désespoir; mais, comme ces idées ne sortaient pas de l’organisation même de la société, une fois les jacqueries comprimées, l’ordre habituel se rétablissait, et l’hostilité des pauvres contre les riches ne devenait pas, comme en Grèce, un mal constitutif de la société.

Aujourd’hui toutes ces institutions du moyen âge, qui étaient en même temps des entraves et des refuges, ont disparu pour faire place à une situation démocratique très semblable à celle de l’antiquité, avec cette différence qu’elle renferme tous les hommes au lieu d’un dixième d’entre eux. Chacun est libre, mais isolé ; chacun se fait sa destinée, mais il n’a plus ces institutions tutélaires qui l’abritaient et le soutenaient, la commune et la corporation. Chacun peut monter au faîte sans que rien l’arrête, mais aussi tomber dans le dénûment absolu sans que rien l’en tire. L’un, par son travail, son habileté, sa prévoyance ou sa bonne chance, arrive à l’opulence; l’autre, par paresse ou par accident, reste ou retombe dans la misère. L’inégalité de droits ne sépare plus des classes fermées où on se résignait à demeurer parce qu’on n’en pouvait sortir, mais l’inégalité de richesse n’en subsiste pas moins entre des catégories d’individus qui s’en irritent parce qu’ils envient tout ce qui s’élève au-dessus d’eux. La compétition générale est la loi de la société. Les premières places sont aux plus actifs. C’est la lutte pour l’existence transportée de l’ordre zoologique dans l’ordre économique. Cette