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et l’on peut dire, je crois, que sur le continent européen le régime représentatif n’existe que par la tolérance de la royauté. C’est une maxime constante, profondément gravée dans l’esprit des Anglais, qu’une grande armée permanente met la liberté en péril, et ils ont multiplié les précautions pour éloigner ce danger. Il est écrit dans le bill of rights qu’aucun corps d’armée ne peut être maintenu sans le consentement du parlement. Le muting bill n’est jamais voté que pour un an, et, s’il n’était pas renouvelé, l’armée se dissoudrait, car désobéir aux ordres des chefs deviendrait un acte licite. La constitution des États-Unis dit que le congrès ne peut voter les fonds de l’armée que pour deux ans, et les Américains ont pour principe de réduire le nombre des troupes au plus strict nécessaire. Le danger a donc été clairement aperçu par les nations qui ont eu l’expérience des institutions libres, et il faudrait être aveugle pour ne pas le voir. C’est à partir du moment où la royauté a pu entretenir une armée permanente qu’elle est parvenue à rendre son pouvoir absolu. C’est grâce aux légions que l’empire s’est établi à Rome, et sous l’empire ce sont les prétoriens qui ont disposé de la couronne. Il est inutile d’insister sur les analogies que présente la situation actuelle. Que faire cependant ? Peut-on espérer que les peuples désarmeront au moment où éclatent les plus formidables crises sociales, et où les ambitions dynastiques, exploitant les attractions et les antipathies des nationalités, menacent l’Europe de nouveaux bouleversemens ? Sans doute, si les peuples européens étaient prévoyans et sages et s’ils étaient maîtres de leur sort, ils régleraient leurs différends sans tirer l’épée, et ils réduiraient leurs armemens, qui, par les énormes impôts qu’ils exigent, sont une source de misère et de danger pour la société ; mais les peuples malheureusement ne sont encore ni prévoyans ni sages, et ils ne disposent pas de leur destinée. Les grandes armées permanentes sont donc un mal qu’il faut subir, et pour les institutions libres un danger qu’il faudra viser à conjurer.

Et d’abord l’armée devrait-elle voter ? Il peut sembler inique d’ôter le droit de vote à ceux qui remplissent la glorieuse mission de défendre le pays contre ses ennemis du dehors et du dedans ; mais, dans l’organisation politique, chaque fonction a des devoirs particuliers qu’elle doit remplir et des restrictions auxquelles elle doit se soumettre. Dans un pays libre, tout citoyen doit avoir le droit d’assister aux réunions publiques pour défendre ses opinions et attaquer celles du parti au pouvoir, et cependant il ne convient pas que le juge, qui doit être absolument impartial, se jette dans la mêlée des partis aux prises. Il faut en tout peser les avantages et les inconvéniens ; or le vote des militaires présente les plus