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gouvernemens n’ont pu remplir leur mission en suivant les mêmes procédés, et en s’assujettissant aux mêmes formes. Il a fallu accorder aux souverains un pouvoir d’autant plus grand, d’autant plus absolu, que les populations se trouvaient plus divisées, moins capables de s’entendre et d’agir en commun. C’est là une loi universelle, et tout peuple qui l’a méconnue en a été puni par la décadence ou la mort.

Les causes qui, en provoquant les dissensions intestines, ont fait naître le despotisme sont nombreuses, et M. Passy énumère les principales en montrant comment elles ont agi. Ce sont les hostilités de race, la diversité des croyances religieuses, les dissentimens entre les diverses classes de la société, la diversité des intérêts locaux, la trop grande étendue du territoire. En examinant chacun de ces points, M. Passy apporte une telle abondance de preuves, qu’à moins de dénier toute valeur à l’expérience il faut bien admettre cette loi, qu’on pourrait formuler ainsi : plus dans un pays il y a de causes de dissensions, et plus ces dissensions sont profondes, moins il y a de chance que le peuple conserve le pouvoir, et plus il y en a qu’il l’abdique entre les mains d’un maître.

La réflexion seule suffit pour nous révéler ce que M. Passy nous montre ici l’histoire à la main. Pourquoi les hommes vivent-ils en société? Pour jouir en sécurité des fruits de leur travail. Tout gouvernement qui ne donne pas cette sécurité est donc inévitablement destiné à périr. Les hommes sacrifieront toujours la liberté à l’ordre, parce que l’ordre est la condition même de la vie dans une société civilisée, tandis que la liberté n’est qu’une manière de vivre. Sans ordre pas de travail, et sans travail pas de pain. Une nation aimera mieux vivre asservie que périr d’anarchie en l’honneur de la liberté.

Ceci établi, pour savoir si les sociétés modernes arriveront à se constituer en républiques, il faut voir si les causes de discordes et de troubles qui ont toujours amené le despotisme vont disparaître. Or c’est là ce que M. Passy ne croit pas. Parmi ces causes de discordes qui menacent l’avenir, il n’en cite qu’une seule, ce sont les idées socialistes, et on aurait désiré qu’il eût donné sur ce point plus de développement à sa pensée. Il est vrai que d’épouvantables catastrophes ne sont venues que trop tôt apporter aux paroles de M. Passy une lugubre et sanglante confirmation. Aussi longtemps, dit-il, que la vie républicaine donnera une activité dissolvante à ces causes de division, il faudra bien admettre des pouvoirs dont l’existence ne dépende pas des volontés dont ils ont à contenir les dangereuses ou criminelles aspirations. Et ainsi, quoi qu’on fasse, le pouvoir monarchique finira toujours par renaître des nécessités mêmes de la situation.