Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/339

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

impétueux, non pas au plus vaillant, mais à celui qui approvisionnerait le mieux ses batteries, en réparerait le plus vite les dégâts et maintiendrait son feu le plus longtemps.

Cette solution prosaïque fut un désenchantement amer pour bien des esprits. Un siège cependant a ses lois, ses nécessités, qu’on ne peut impunément méconnaître. Mieux vaut les envisager d’un œil ferme que se lancer à l’aventure dans des combinaisons qui ne font que retarder ou troubler l’opération principale. Ce qui distinguait le siège de Sébastopol de tous les autres, c’est que l’ouverture de la tranchée n’avait pas été précédée d’un investissement. On n’avait pas devant soi une place entourée de toutes parts, dont on pût supputer les ressources, et qu’on fût certain d’avoir par épuisement, si on ne l’enlevait par un coup d’audace. L’idée d’investir Sébastopol commença donc à se faire jour. On ébaucha des plans de campagne qui trouvèrent grande faveur chez le soldat, mais qui, de l’avis des juges les plus compétens, n’avaient aucune chance de réussite. Nos alliés, de leur côté, proposèrent d’affamer la place en coupant par des expéditions maritimes la plupart des avenues qui y conduisaient des vivres. On céda sans conviction à leurs vœux.

Le 3 mai, 12,000 hommes partirent pour Kertch, embarqués sur les deux escadres. Le 6, ils revinrent à Kamiesh ; un contre-ordre les avait arrêtés en route. L’idée de faire campagne, de déboucher par Yalta sur les derrières des Russes, avait pris le dessus. Au lieu de se disséminer, on voulait se concentrer. En réalité, on ne savait plus ce qu’on voulait, car trop de volontés devaient concourir au même but pour qu’il fût possible de les maintenir d’accord. Les expéditions combinées traversent inévitablement ces périodes d’hésitations, jusqu’au jour où quelque esprit absolu vient les faire cesser. Cet esprit absolu se trouva. Il s’enferma dans un projet unique, et aucune objection, aucun murmure, aucun ordre, ne parvinrent à l’en faire sortir. Quand, le 19 mai 1855, le général Canrobert se démit, avec une noblesse bien rare dans l’histoire, de ce commandement en chef qu’il avait glorieusement exercé, le siège de Sébastopol entra dans une phase nouvelle. Nous avons vu, onze ans plus tard, le général Grant, campé devant Richmond, écrire à ses amis qu’il réduirait les armées du sud « en les pulvérisant. » Le général américain n’avait fait que profiter de nos leçons. Il définit alors d’un seul mot le système de guerre qu’avait inauguré le général Pélissier. Ce caractère opiniâtre, en succédant au général Canrobert, compta ses soldats et ses ennemis ; il ne compta plus ses pertes.


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.