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ment de la Russie, bien que cette puissance possédât la sympathie secrète de la Prusse et celle à peine dissimulée des États-Unis ; nous lui avons dû également la fidélité de l’Autriche et le concours inespéré du Piémont.

Nul, à coup sûr, ne s’était attendu à voir le Piémont se mêler de cette querelle. Les Piémontais y intervinrent, il est vrai, à titre d’auxiliaires plutôt que de belligérans, comme auraient pu le faire les bandes suisses au moyen âge. Nous avions pour réparer nos pertes une source intarissable. Les Anglais ne savaient plus comment recruter leur armée. Débarqués 28,000 à Old-Fort, ils avaient reçu depuis le mois d’octobre 10,000 hommes. Sur ces 38,000 soldats, 10,000 avaient disparu. Le gouvernement de la reine aurait volontiers renouvelé contre la Russie la vieille guerre des subsides ; il ne pouvait improviser une armée nationale. Après avoir appelé à eux tous les contingens que l’empire turc avait pu leur fournir, nos alliés pressèrent le gouvernement sarde d’envoyer un corps d’armée en Crimée ; 10,000 hommes, commandés par le général de La Marmora, s’embarquèrent à Gènes pour Constantinople. L’annonce de ce départ nous parvint en même temps que les ordres qui nous prescrivaient un effort énergique.

Quatre cents bouches à feu, approvisionnées à 700 coups par pièce, s’apprêtaient à tonner. C’est un grand jour que celui de l’ouverture du feu. Tout dépend des premiers momens. Celui des deux adversaires qui prend l’avantage le conserve presque infailliblement. Il tient l’ennemi sous son canon, l’empêche de réparer les parapets et les embrasures dégradés, le châtie dès qu’il fait mine de reprendre l’offensive. Le 9 avril, par une matinée pluvieuse, l’armistice tacite qui depuis deux mois laissait nos batteries silencieuses fut soudainement rompu. La ligne qui coupait en travers la presqu’île se couvrit d’un bout à l’autre de fumée. Un feu roulant gronda sur quatre lieues d’étendue. À midi, notre supériorité était établie ; c’était une victoire. Quels en seraient les fruits ? Allait-on cette fois jeter nos colonnes hors de la tranchée et enlever à l’escalade les remparts de Sébastopol ? Il n’y avait que les nouveaux débarqués qui pouvaient nourrir de pareilles illusions. Les ouvriers de la première heure appréciaient mieux la portée du succès obtenu. Les sapeurs, arrêtés dans leurs travaux, pouvaient désormais les poursuivre ; voilà ce que nous avions gagné. À la distance où nous étions encore de la place, toute attaque de vive force était impossible. Il fallait cheminer patiemment, régler notre tir et ménager nos munitions de façon à pouvoir toujours soutenir nos travailleurs. Dans ce combat d’artillerie, il ne s’agissait en définitive que d’une chose, savoir à qui resterait le dernier mot. Il resterait non pas au plus