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batailles. Le découragement nous gagnait peu à peu. Nos bataillons d’élite, dont on était tenté d’abuser, parce qu’ils réussissaient là où de moins vaillantes troupes auraient échoué, se fondaient avec une rapidité désespérante. Quand on leur montrait ces beaux vaisseaux à l’ancre devant Kamiesh, qui devaient les ramener triomphans dans la patrie, les plus braves soldats haussaient les épaules. « Des vaisseaux ! disaient-ils, allons donc ! des chaloupes suffiront. » Dans la nuit du 23 mars, nos tranchées furent envahies ; celles des Anglais furent un instant abandonnées par leurs défenseurs. Nous nous trouvâmes pris à revers. Le terrain nous resta toutefois ; mais à quel prix ! Près de 800 hommes étaient étendus sur le champ de bataille. On avait lutté corps à corps à coups de baïonnette, à coups de crosse, à coups de pierres, dans l’obscurité profonde, distinguant à peine ses amis de ses ennemis, pendant que le canon russe tirait à l’aveugle et empêchait l’assaillant de reculer. Le lendemain, il fallut un armistice pour enterrer les morts. Cette boucherie marqua heureusement le point culminant de la résistance. À dater de ce moment, les voies de la mer se trouvant aplanies, celles de terre étant dégradées par le dégel, nous prîmes tout à coup sûr l’ennemi une avance considérable. Les renforts nous arrivèrent en foule ; l’armée russe ne se recruta plus avec la même énergie. Les Anglais, le 29 mars, avaient reporté leur effectif à 22,000 hommes ; l’armée française comptait 102,000 rationnaires.

Les soldats, si on laissait aller les choses à leur guise, traiteraient peut-être plus vite que les cabinets. Il y a dans la guerre des phases qui finissent par lasser les plus rudes courages. Lorsqu’on apprit au camp la mort de l’empereur Nicolas, le bruit d’une paix prochaine y trouva facilement créance. Le soldat français est sans fiel ; sa haine, essence légère, s’évapore au premier souffle. Si l’on peut lui adresser un reproche, c’est précisément de faire de la guerre un jeu et de n’y point apporter une passion assez forte. Il sera toujours prêt à se battre pour une question d’amour-propre ; on ne saurait le passionner pour une question d’équilibre. Dites-lui : « Il y va de l’honneur de l’infanterie française ! » il se jette en avant, comme un coursier nerveux, il a senti l’éperon ; mais n’essayez pas de lui faire longtemps comprendre que pour la sécurité de l’Europe Constantinople doit appartenir aux Turcs. Il ne trouvera pas dans cette convenance politique une raison suffisante d’éterniser la lutte.

Bien des causes, il faut le dire, contribuaient en Crimée au marasme général. De nouveaux bataillons y arrivaient sans cesse. Ils apportaient au milieu de troupes découragées le joyeux enthousiasme de l’entrée en campagne ; mais le choléra, presque éteint depuis notre départ de Varna, semblait se réveiller à ce bruit inac-