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vertus militaires. Le jour où on lui donnerait pour le commander des officiers instruits et sensibles au point d’honneur, il pourrait étonner encore le monde. Ce qui manque à l’armée ottomane, ce ne sont pas les soldats, ce ne sont pas même les généraux ; c’est l’officier subalterne. La classe moyenne est inconnue dans l’organisation militaire de la Turquie, parce qu’elle n’existe pas dans la société turque. Une réforme sociale pourrait seule donner à l’armée du sultan des officiers qui méritassent plus de confiance.

Malgré le vice si grave inhérent à sa constitution, cette armée n’en avait pas moins arrêté les masses russes qui croyaient arriver sans obstacle jusqu’à Constantinople. Elle les avait arrêtées pendant que l’Europe surprise délibérait encore. Sa présence sur les bords du Danube avait suffi pour couvrir la route de la capitale ; on crut pouvoir lui donner une autre destination le jour où les Autrichiens vinrent occuper les principautés. Le gouvernement de la Porte fit alors passer de nouveaux bataillons en Crimée, et ce fut Omer-Pacha, tout resplendissant de l’éclat de sa dernière campagne, qui reçut l’ordre de venir se mettre à leur tête. Les soldats que nous avions emmenés de Varna se trouvèrent ainsi soustraits au rôle humiliant qui leur avait été réservé. Ils suivirent à Eupatoria le seul chef qui paraisse en Turquie s’être préoccupé du bien-être de ses troupes, et qui, grâce à cette sollicitude, les a toujours trouvées fidèles à l’heure du danger.

Les armées alliées avaient cruellement souffert en décembre ; elles n’avaient pu prévoir ce qu’elles souffriraient en janvier. En décembre, il n’était point encore tombé de neige. Le 4 janvier de l’année 1855, la première couche blanche couvrit la terre. Les grandes tentes, les sabots, les peaux de mouton, toutes ces précautions tardives sur lesquelles on comptait pour passer l’hiver, manquaient encore. Le bois de chauffage fit aussi défaut, les ceps de vigne, les taillis de chênes avaient été consumés. On avait fouillé le sol pour en arracher les racines, dépecé les navires que la tempête jetait sur le rivage. On n’avait respecté que les croix plantées sur les tombes. Des détachemens erraient sur la plage, attendant que le flot y apportât quelque débris. On ne pouvait songer à allumer des feux pour se garantir du froid, car on n’en pouvait pas même entretenir pour cuire les alimens. J’ai vu un canot de guerre s’échouer à l’entrée de Kamiesh ; dix minutes après son échouage, il n’en restait plus une planche : une nuée de soldats s’était abattue sur cette épave et l’avait déchirée. Tout ce qui s’en allait du bord à la dérive avait le même sort. Quand on racontait ces larcins au général en chef, non pas certes pour s’en plaindre, mais pour essayer de faire naître un sourire sur des lèvres qui ne souriaient plus depuis longtemps, on n’obtenait que cette réponse, dans laquelle se révélaient