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les évacuer. Les ambulances russes se remplissaient aussi vite que les nôtres, elles ne se vidaient pas aussi aisément. Souffrir patiemment dans l’espoir que l’ennemi souffrirait davantage, tel était le caractère que tendait à prendre cette lugubre campagne dépourvue de l’émotion des combinaisons stratégiques : lutte toute nouvelle pour des soldats qu’on avait jusqu’alors cités pour leur élan bien plus que pour leur résignation ! L’épreuve était dure, elle fut victorieusement soutenue ; elle le fut d’une façon si complète qu’il fallut bien admettre que, sous l’influence de nos grandes institutions militaires, le tempérament de notre armée s’était en quelque sorte modifié. On ne pouvait se refuser désormais à inscrire à côté de la furie française cette vertu non moins rare, la patience française. C’est de cette époque que date la sympathie qui n’a cessé de nous unir à l’armée. Nous aimâmes le soldat pour les souffrances que nous le voyions si héroïquement endurer ; il nous aima parce que nous compatissions à ses maux.

Chez nos alliés, la fusion morale des deux armes ne s’opéra pas si aisément. Le marin anglais conserve presque involontairement vis-à-vis des soldats de la reine une morgue qui touche de bien près au mépris. Il les assiste, il est vrai, dans leur détresse, mais la fourmi ne viendrait pas autrement au secours de la cigale. Que de fois j’ai entendu reprocher à ces pauvres diables, the most helpless fellows, disait-on, de se laisser mourir de froid et de faim par insouciance ! Ils mouraient en effet par centaines, victimes des privations, victimes d’un climat rigoureux, et les quais de Balaklava étaient encombrés d’objets de campement et de vivres. Ces braves Teutons, brusquement sevrés des douceurs de la caserne, ressemblaient à des enfans qui ne sauraient se passer de leur nourrice. Nos malheurs ont aigri nos jugemens. On a beau jeu aujourd’hui pour célébrer les prétendues vertus des armées étrangères ; mais, j’en atteste les souvenirs de tous les officiers qui ont fait la campagne de Crimée, si l’on pouvait nous tenir ce langage à Varna, qui fût osé vanter d’autres troupes que les nôtres quand nous étions sur les plateaux de la Chersonèse ? Aux yeux de nos alliés, aux yeux de nos ennemis, nous apparûmes alors, suivant une heureuse expression que j’ai retenue, bien moins comme des soldats que comme « les véritables dieux de la guerre. »

Il fallut s’adresser aux Turcs pour faire approvisionner le camp anglais. Le Turc devint la bête de somme de nos alliés. L’Anglais était riche ;. il n’eût pas compris qu’on hésitât à le servir quand il se montrait si bien disposé à payer. Ajoutons que le prix de cette assistance était la seule solde perçue par le contingent ottoman. Le fidèle Osmanli cependant ne murmurait pas. « Le sultan, disait-il, nous paierait, s’il avait de l’argent. » Le soldat turc a de grandes