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taille de l’Alma : les morts y étaient clair-semés, pas un blessé n’était resté sur le terrain. À Inkermann, vingt-quatre heures après la fin du combat, on n’avait pu dégager encore les mourans des amas de victimes sous lesquels ils râlaient étouffés. Une batterie qui surplombait la plaine avait été un des points les plus vivement disputés ; les vainqueurs la nommèrent « la batterie de l’abattoir. » Les Russes y avaient été tués par milliers ; mais ils n’avaient pas péri sans vengeance. L’armée anglaise surtout avait fait des pertes énormes ; elle sembla comme anéantie par son triomphe. À partir d’Inkermann, presque tout le poids de la lutte retomba sur nous. Blessée dans son orgueil, arrêtée soudain dans son élan, la Russie avait proclamé la guerre sainte. Nous avions vu les nouveaux bataillons russes, introduits à notre insu dans Sébastopol, en sortir bénis par les popes et se ruer, ivres de foi religieuse et d’enthousiasme, sur l’envahisseur ; peu s’en était fallu qu’ils ne nous rejetassent à la mer. Le danger auquel nous venions d’échapper frappa tous les esprits ; chacun comprit instinctivement que le temps des coups de main était passé. Afin de poursuivre avec une sécurité suffisante les opérations du siège, il fallait avant tout s’affermir sur la défensive, grossir son effectif, couvrir le camp par des retranchemens, en un mot se mettre à l’abri de tentatives semblables à celle qu’on venait de repousser. Ce fut la seconde période de la campagne.

Cette période sera l’éternel honneur de la marine française. Il ne s’agissait plus seulement d’entretenir la petite armée que nous avions débarquée en Crimée ; il fallait faire affluer dans cette presqu’île, par un courant continu, les hommes, les chevaux, les munitions, les vivres. En quelques mois, toute notre flotte fut sur pied. Les navires à vapeur nous manquaient encore ; nos vaisseaux à voiles, montés par des équipages qu’on avait réduits de moitié, s’élancèrent vers Kamiesh en accomplissant des tours de force qui ne laissèrent peut-être indifférent que notre pays. Les Anglais ne s’y trompèrent pas ; ils admirèrent cette audace et cette activité. Jamais notre marine ne s’était montrée à eux avec tant d’avantage. Le sentiment du danger public avait doublé nos forces, et notre corps d’officiers, choisi, peu nombreux, rompu au métier par une constante pratique, était peut-être le premier corps d’officiers qui fût alors au monde : à coup sûr, il était le plus exercé. On ne se souvient plus de l’effroi qu’inspirait la Mer-Noire aux anciens navigateurs ; nous l’avons si souvent traversée, dans tous les sens et dans toutes les saisons, que nous avons fait oublier son renom sinistre. Avant l’expédition de Crimée, les compagnies d’assurances la tenaient pour une des mers les plus dangereuses du globe. On n’eût jamais admis que des vaisseaux à voiles la pussent impuné-