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lorsque viendrait l’hiver. L’expédition n’avait même été résolue que sur la déclaration d’un consul anglais qui avait résidé de longues années à Kertch, et qui s’était fait garant d’un temps maniable sur les côtes de Crimée jusqu’aux derniers jours d’octobre. On était donc très impatient d’en finir ; mais on pouvait à peine prévoir comment on en finirait. Les Russes, pleins d’ardeur, renaissant à l’espoir, appelaient des provinces les plus éloignées leurs réserves. Ils mettaient la bêche aux mains des condamnés, et faisaient sortir de terre une place de premier ordre, armée de canons tels que jamais ville de guerre n’en avait vu montés sur ses remparts. De fréquentes sorties conduites par des officiers intrépides, le plus souvent par des officiers de marine, commençaient à nous faire perdre l’ascendant que nous avait valu la bataille de l’Alma. L’ennemi devenait de jour en jour plus entreprenant.

Le 24 octobre, de nombreux bataillons russes débouchèrent à l’improviste dans la plaine de Balaklava, et enlevèrent deux batteries de position confiées imprudemment à la garde du contingent tunisien. Nous occupions dans la presqu’île Chersonèse des lignes très fortes, mais d’un développement trop grand pour l’effectif des armées alliées. La cavalerie anglaise voulut reprendre les pièces que l’ennemi emmenait ; elle fournit sans succès une charge très vigoureuse, et revint après avoir subi de grandes pertes. Les Russes restèrent maîtres du champ de bataille ; nous les vîmes avec une profonde tristesse relever les blessés tombés entre les deux lignes. Les Anglais, humiliés, montrèrent pour la première fois à cette occasion une certaine aigreur. Quand la fortune hésite, la bonne intelligence devient difficile à maintenir dans les armées combinées. Des coups de vent violens régnaient déjà sur la Mer-Noire, le ciel était triste, le sol boueux, les nuits froides ; tout prenait autour de nous un aspect de mauvais augure.

Le 5 novembre, une brume épaisse était étendue sur Kamiesh. Une vive fusillade se fit entendre à terre. Vers midi, le brouillard se dissipa. Nos soldats se montraient épars dans la plaine ; des bataillons russes restaient massés au pied des remparts. À trois heures, de longues lignes de baïonnettes brillèrent au milieu des taillis qui couvraient alors le plateau d’Inkermann. De petits nuages de fumée s’élevaient de toutes parts, semblables à des bulles de savon, et s’évanouissaient dans l’air en formant des spirales et des couronnes. Nous avions de nouveau sous les yeux, mais cette fois sans nous en douter, le spectacle d’une grande bataille. Le lendemain matin, nous courions dès le point du jour au camp de l’extrême gauche. Des batteries y avaient été attaquées et tournées à la faveur du brouillard. On ne savait rien de précis sur ce qui s’était passé à la