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cipita, oubliant les inquiétudes les plus exagérées comme les plus légitimes, enivré de l’enthousiasme du moment. Ceux qui prétendent qu’à la guerre il ne faut jamais rien donner au hasard, qui veulent des succès assurés et se montrent impitoyables envers la défaite, feront bien de méditer la campagne de Crimée.

Un officier russe, le lieutenant Stetenkoe, observait, par ordre du prince Mentchikof, la partie de la côte vers laquelle s’étaient dirigées nos flottes. Il vit nos premiers bataillons se ranger sur la plage et y former bientôt un vaste front de bandière. Ce fut le seul ennemi témoin de notre débarquement. L’invasion de la Crimée s’était accomplie sans coup férir. Le prince Mentchikof ne montra nulle émotion en apprenant cette nouvelle. Depuis longtemps, il s’y attendait. Il avait pressenti et annoncé que les alliés trouveraient toute autre opération impraticable, qu’ils n’iraient point en Bessarabie, qu’ils n’iraient pas davantage à Kaffa, et que ce serait entre Eupatoria et Sébastopol que la première action s’engagerait. Si jamais les lettres que le prince écrivit à cette époque sont destinées à voir le jour, on sera surpris qu’un langage aussi ferme et aussi sensé n’ait pas produit à Saint-Pétersbourg plus d’impression.

Le premier soin de nos troupes, dès qu’elles eurent formé les faisceaux, fut de creuser des puits dans le sable. On n’y recueillit qu’une eau saumâtre. Les soldats s’en contentèrent ; les chevaux se montrèrent d’abord plus difficiles. Les préparatifs du départ se traînèrent pendant trois jours. L’armée leva enfin le camp, et la flotte la suivit en côtoyant de près le rivage. Dans l’après-midi, on fit halte sur les bords de la Bulganak. Jusque-là, on n’avait point aperçu de troupes russes ; mais on vit alors apparaître dans la plaine de longues files d’escadrons dont les casques brillans reluisaient au soleil. Cette cavalerie s’approcha de nos lignes. Quelques canons furent mis en batterie pour la recevoir. Les escadrons russes se replièrent ; ils avaient reconnu nos forces. De part et d’autre, on se préparait pour le lendemain à la bataille.

Le prince Mentchikof n’avait pas voulu nous attendre dans Sébastopol. Il avait la prétention de nous en barrer la route. Son armée s’était grossie de quelques régimens envoyés en toute hâte à son aide ; il y avait joint les troupes de marine qui formaient la garnison des vaisseaux, et avait occupé les hauteurs au pied desquelles se déroule le cours sinueux de l’Alma. Malgré les renforts qu’elle avait reçues, l’armée russe restait encore inférieure en nombre aux armées alliées ; mais le prince avait une confiance absolue dans la forte position qu’il avait choisie. Il appartenait aux alliés de prendre l’offensive. Ils devaient attaquer à sept heures du matin : ce ne fut qu’à midi et demi que nos premiers soldats