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II.

Le sort en était jeté. Nos vaisseaux avaient reçu quatre divisions d’infanterie, les vaisseaux anglais cinq divisions et un millier de chevaux, l’escadre turque deux brigades, sur le concours desquelles on comptait médiocrement. La cavalerie française, faute de navires qui la pussent transporter, avait été renvoyée à Andrinople. Le 9 septembre, les flottes alliées appareillaient de la rade de Baltchick. Jusqu’au dernier moment, on avait douté que nos chefs voulussent persister dans cette aventure. À Varna même, on s’imaginait encore que la destination avouée était Sébastopol, la destination réelle Odessa. Les bruits les plus alarmans se propageaient avec une persistance incroyable. On assurait qu’on ne trouverait pas moins de 140,000 Russes en Crimée. Il fallait un grand sang-froid pour résister à toutes ces rumeurs. Les généraux cependant n’hésitaient plus que sur le choix du lieu où ils iraient aborder. Pendant que les flottes erraient dans la Mer-Noire, arrêtées par des vents contraires, cette importante question, qu’on avait crue tranchée, venait d’être remise inopinément à l’étude. En débarquant sur les bords de la Katcha, on aurait, disait-on, à opérer une descente de vive force, et l’on ne tarderait pas à être abandonné de la flotte. On en revenait ainsi par un long détour à parler de Kaffa, combinaison qui s’était déjà produite, mais qu’une grave objection avait fait écarter. Kaffa est en effet à 200 kilomètres de la place qu’on voulait conquérir. On ne pouvait, sur la côte de Crimée, trouver une rade plus sûre, un point de débarquement plus facile ; seulement, après avoir choisi Kaffa pour base d’opérations, arriverait-on jamais sous les murs de Sébastopol ? Pour bien des esprits, la chose était au moins douteuse.

La flotte continuait à se rapprocher du cap Tarkan, son premier rendez-vous ; un immense convoi l’avait ralliée en pleine mer, et l’on ne savait pas encore où cette masse confuse irait jeter l’ancre. On délibérait avec anxiété. Le général en chef, qui se trouvait en proie aux plus vives souffrances, n’assista pas au conseil. Une nouvelle reconnaissance fut faite avec son aveu, et de guerre lasse on finit par s’arrêter à un compromis. L’armée consentit à marcher sans transports, à bivaquer sans eau. La marine lui promit un débarquement qui ne serait pas sérieusement inquiété. Entre Eupatoria et l’embouchure de l’Alma, à quatre journées de marche de Sébastopol, le rivage d’Old-Fort offrait une plage découverte, flanquée par deux lagunes. Cette plage, que la flotte pouvait balayer de son artillerie, était merveilleusement propice à la descente. On s’y pré-