Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/313

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

manquait de moyens de transport ; il lui fallait camper près d’un cours d’eau, elle était tenue de rester pour vivre en communication constante avec la flotte. C’était désigner d’avance la zone limitée où elle prendrait terre. Cette zone s’étendait de l’embouchure de l’Alma à l’embouchure de la Belbek. Le maréchal de Saint-Arnaud eût préféré la presqu’île Chersonèse. Il trouvait là, pour se mettre au besoin sur la défensive, une forte position qui le tentait. On connaît la structure de la péninsule où débarqua jadis saint Wladimir. La presqu’île Chersonèse est bornée, du côté du nord, par un soudain déchirement du sol qui la sépare de la Crimée proprement dite. Cet enfoncement forme la rade de Sébastopol. Une série de ravins coupe en outre la presqu’île dans une direction perpendiculaire à celle qu’affecte le grand bras de mer où sont mouillés les vaisseaux. Chaque ravin, en aboutissant au rivage, devient une anse. Il y a ainsi neuf ravins et neuf anses distincts sur un espace de 9 milles environ d’étendue. De ces neuf bassins, la défense en avait enveloppé quatre ; elle avait négligé les cinq autres. Les baies de Peshana et de Kerson ne creusaient dans le rivage qu’une courbe presque insensible ; mais celles de Kazatch, de Kamiesh et de Streletzka y marquaient des découpures profondes tout aussi bien que les darses de la quarantaine, de l’artillerie, de l’amirauté et du carénage, comprises dans la vaste enceinte de la rade. Ces bassins extérieurs étaient malheureusement ouverts aux vents du nord, les vents les plus violens qui soufflent sur la Mer-Noire ; on ne pensait pas qu’on y pût trouver un mouillage. On comprendra facilement notre erreur : les Russes eux-mêmes l’avaient partagée. Aucune précaution n’avait été prise pour interdire aux vaisseaux ennemis l’accès de ces ports méconnus. L’expérience et la nécessité pouvaient seules redresser les jugemens à cet égard. La marine d’ailleurs eût-elle changé d’avis, eût-elle adopté pour y débarquer l’armée la presqu’île Chersonèse, que le général en chef, éclairé par la réflexion, aurait refusé d’y descendre. On lui avait fait observer que pas un filet d’eau n’arrosait ce plateau aride. Il semblait donc impossible d’y asseoir un camp, à plus forte raison de s’y établir pour faire un siège. Après s’être longtemps consulté, il fut enfin décidé qu’on débarquerait à l’embouchure de la Katcha. Le Times se chargea de l’annoncer à l’Europe.

La Providence semble quelquefois se plaire à tromper les espérances les plus judicieuses. En revanche, elle fait souvent tourner nos plus grandes imprudences à notre profit. L’indiscrétion du Times servit à convaincre les Russes que nous n’avions pas le dessein d’aller en Crimée, que ce projet, si hautement avoué jusque dans ses moindres détails, n’était qu’une feinte habile, et qu’au lieu