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lieu de tout autre moyen de transport ? On avait le désert devant soi, ce désert, il est vrai, par lequel étaient venues les grandes invasions des barbares ; mais on n’avait pas les chariots qui servaient autrefois aux migrations des peuples. Il n’y avait donc que deux partis à prendre : traiter à Varna, ou porter la guerre en Crimée. Je m’étonne aujourd’hui que nous n’ayons pas tous reconnu dès le principe à quel point cette alternative était inévitable.

Diverses circonstances peuvent expliquer des hésitations dont les plus fermes esprits eurent leur part. Porter les forces alliées sur la rive asiatique de la Mer-Noire, c’était isoler l’Autriche et l’arrêter sur la pente de l’alliance qu’elle semblait disposée à conclure. C’était aussi jusqu’à un certain point cesser de couvrir Constantinople. D’un autre côté, à quoi serviraient les échecs infligés aux Russes, les réductions de territoire qu’on leur imposerait, si l’on devait laisser la capitale de l’empire ottoman sous la menace perpétuelle de Sébastopol ? Les Anglais discernaient très clairement la nécessité d’en finir avec ce guetteur incommode. La seule chose qui les embarrassait, c’était de trouver le moyen de le supprimer. On ne possédait aucune notion précise sur la Crimée : c’était toujours la farouche Tauride inabordable aux étrangers. Le voyage de Pallas, déjà vieux de près d’un siècle, était encore le meilleur document que l’on pût consulter. Fort exact dans ses descriptions, ce voyageur ne laissait pas cependant pressentir bien nettement ce que devenaient en été les divers cours d’eau qui descendent des montagnes. La Belbek, la Katcha, l’Alma, la Bulganac, étaient-elles au mois d’août des rivières ou des torrens desséchés ? Avant de songer à débarquer, comme on en avait le projet, entre Eupatoria et Sébastopol, il était indispensable d’éclaircir cette question. La flotte à la rigueur pouvait nourrir l’armée, elle ne pouvait pas l’abreuver. Dix-sept vaisseaux partirent de la baie de Baltchick, sous les ordres de l’amiral Bruat et de l’amiral Dundas, pour aller opérer une reconnaissance dont le résultat devait décider la poursuite ou l’abandon de l’expédition. Bad bottom, no water, stupid soldiers ! « mauvais fond, pas d’eau, les soldats sont stupides ! » tel fut le signal laconique par lequel, sous les murs mêmes de Sébastopol, un humoriste anglais exprimait l’impression que cette exploration lui avait laissée ; mais cette boutade n’était pas une opinion sérieuse. Le fond était excellent ; l’Alma, quoiqu’on fût au cœur de l’été, coulait encore à pleins bords, et les soldats qui voulaient aller en Crimée avaient raison.

Le retour des escadres à Baltchick permit de discuter de plus près le plan du débarquement. Pour choisir le point où s’opérerait la descente, il y avait trois considérations capitales qu’on ne devait jamais perdre de vue : l’armée ne pouvait marcher, puisqu’elle