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prendre l’offensive. Pour répondre à ce double objet, un fossé de plusieurs mètres de profondeur coupa l’isthme de Gallipoli d’une mer à l’autre. La précaution parut sage aux Anglais, et, quand il s’agit de se rapprocher de Constantinople, je me souviens d’avoir vu leurs généraux indiquer du doigt sur la carte un autre isthme, plus voisin du Bosphore, à travers lequel ils traçaient déjà en pensée de nouvelles lignes de défense. L’ascendant moral n’était donc pas, au début, de notre côté ; il ne se déplaça que par suite des lenteurs du siège de Silistrie. Ce ne fut pas le moindre mérite de nos braves généraux d’Afrique d’avoir su promptement le ressaisir en dépit des exagérations qui s’obstinaient à grossir les forces et les ressources de l’armée russe. Cette armée, qu’on disait innombrable, demeurait arrêtée sur les bords du Danube. Elle se fondait dans les marais au milieu desquels on l’avait campée. Elle n’appuyait plus, comme en 1821, sa gauche à une flotte maîtresse de la Mer-Moire. Privée d’un pareil secours, elle était plus près de repasser le Pruth que de franchir les Balkans. Les alliés pouvaient évacuer sans crainte la presqu’île de Gallipoli ; ils résolurent de se porter en avant, et leurs troupes commencèrent à se concentrer à Varna. Une partie de ces troupes prit passage sur l’escadre de l’Océan. Au mois de juin 1856, nous défilions devant Constantinople et faisions notre entrée dans la Mer-Noire.

Nous amenions à l’amiral Hamelin six vaisseaux de ligne, dont trois vaisseaux à hélice, le Montebello, le Jean-Bart et le Napoléon. La flotte alliée n’avait possédé jusque-là que trois vaisseaux à vapeur : un vaisseau français, le Charlemagne, deux anglais, le Sans-Pareil et l’Agamemnon. Le pavillon des amiraux Hamelin et Dundas était arboré sur des vaisseaux à voiles, la Ville-de-Paris et le Britannia. La flotte que nous venions de rallier s’était déjà présentée devant Sébastopol. Elle avait reconnu les fortifications sous lesquelles la flotte russe s’obstinait à rester abritée, et l’on assure que la grave pensée d’une expédition en Crimée naquit du projet d’un coup de main qui eût mis au pouvoir de nos troupes la partie de ces défenses qu’on jugeait la plus accessible. L’idée insensiblement avait fait des progrès ; tout à coup elle prit des proportions inattendues. Inquiets de l’attitude de l’Autriche, les Russes avaient levé le siège de Silistrie. Les armées alliées n’avaient plus d’objectif. Un an d’efforts et de préparatifs leur aurait à peine suffi pour se mettre en état de poursuivre l’ennemi, décidé à reculer. Attendre ainsi l’hiver dans les cantonnemens de Varna, c’était ruiner le moral des troupes, les exposer à se dissoudre sous la double influence du climat et de l’oisiveté. Quelle opération cependant pouvait-on tenter avant l’hiver, si ce n’est une opération où la flotte tiendrait