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tristes nouvelles. Les désastres se succédaient coup sur coup, au nord, à l’ouest, au midi, partout, sans nous laisser le temps de respirer. Après Orléans, Saint-Quentin ; l’occupation de Dieppe après celle de Rouen. Le dernier coup nous fut porté par la prise du Mans. Chanzy battu, c’était notre suprême espoir détruit, la France définitivement vaincue, Paris contraint de se rendre. J’avais appris la nouvelle au fort d’Ivry en ouvrant les journaux. Je revins à pas lents, le cœur navré. J’étais porteur d’un pli pour le lieutenant de vaisseau commandant auprès de Vitry la batterie de la Pépinière. Cet officier, M. Chasseriau, est un homme de vrai mérite, spirituel, instruit, qui travaille (il travaillait encore à la tranchée dans sa petite cahute en planches mesurant 3 pieds sur 5), et qui aime bien son pays. En arrivant, j’étais si pâle qu’il pressentit un malheur ; sans rien demander, il prit le journal que je lui tendais. À peine eut-il lu quelques lignes qu’il pâlit à son tour et me regarda. Je détournais la tête : nous avions tous deux de grosses larmes dans les yeux.

Quelques jours après, l’armistice était conclu, mais cet armistice ressemblait trop à une capitulation. Tout le monde en connaît les pénibles clauses ; nous dûmes rentrer dans Paris. Ces tranchées où nous étions restés si longtemps, ces forts que l’ennemi n’avait pas même osé attaquer, parce qu’il y eût trouvé des hommes prêts à les défendre, un coup de plume les lui livrait. La famine triomphait de nous. Le 30 janvier, dans la matinée, l’ordre du départ fut donné. Les Prussiens suivaient à quelques pas en arrière ; nous revîmes successivement tous les lieux que nous avions traversés cinq mois auparavant, le village du Petit-Ivry, les faubourgs, la barrière, et à deux heures de l’après-midi nous franchissions le mur d’enceinte. Ah ! nous avions rêvé un autre retour ! C’eût été après la victoire, avec des chants de joie et des fanfares, au milieu d’une foule heureuse nous acclamant au passage, sous les arcs de triomphe élevés pour nous recevoir. Quelle amère déception ! Le ciel avait une teinte grise et sombre, couleur de plomb, comme si la nature elle-même eût voulu s’associer au deuil de la France. Il faisait froid, nos clairons se taisaient ; nous marchions en bon ordre, d’un pas régulier, car ces vaincus avaient conservé la dignité dans le malheur. Les capotes étaient fripées et salies ; mais les fusils brillaient comme à la parade, et les hommes, le sourcil froncé, l’œil farouche, manœuvraient gravement. La foule nous regardait passer silencieuse, comprenant notre douleur et la respectant ; on se montrait tout bas nos braves officiers, qui mordaient leurs lèvres de rage, et serraient convulsivement la poignée d’une épée désormais inutile. Aux détours des boulevards, nous rencontrions d’autres troupes de marins qui revenaient des forts. Moins heureux que nous, ceux-là