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froid de 10 degrés, attendant que les autres troupes eussent opéré leur retraite, car nous devions partir les derniers. Les casernes du fort d’Issy brûlaient dans le lointain, la flamme montait jusqu’au ciel avec un crépitement sinistre, et sur les coteaux couverts de neige venaient se refléter les clartés rougeâtres de l’incendie. Enfin, au point du jour, lorsque le brouillard du matin se fut répandu sur nous comme un vaste manteau, nous pûmes nous retirer ; mais il eût été dangereux de prendre la route que nous avions suivie la veille au soir pour venir de Vitry. On nous fit passer par Paris. La grande ville commençait à s’éveiller : nos officiers sous leurs casquettes, avec leurs longues barbes et leurs cheveux blancs de givre, avaient un faux air de divinités mythologiques ; tous, mourans de faim, harassés de fatigue, les pieds meurtris par une longue marche sur un terrain glacé, nous nous traînions péniblement. On put voir alors les Parisiens accourir sur le seuil de leur porte ; on nous apportait du pain, du vin, de l’eau-de-vie ; les hommes nous serraient la main, et les femmes pleuraient.

Le dénouement approchait cependant, dénouement cruel, inévitable, que notre patriotisme cherchait à reculer encore, mais qui n’en était pas moins prévu par tous les esprits sensés. L’échec de Montretout venait de prouver une fois de plus que Paris, réduit à ses seules forces, ne parviendrait point à se débloquer. Le bombardement si longtemps attendu avait enfin commencé à la plus grande joie de toutes les Gretchen des pays allemands, impatientes de revoir leurs fiancés ; chaque nuit, les canons Krupp criblaient la rive gauche de leurs énormes projectiles, et je me rappelle encore quelle rage nous montait au cœur quand nous entendions siffler au-dessus de nous ces obus qui, impuissans contre nos tranchées, allaient tuer dans leur lit des femmes, des enfans, des vieillards. Paris aurait tenu malgré tout ; mais la famine arrivait en aide aux Prussiens, le pain allait manquer ; dans les bas quartiers, la mortalité était effrayante : on parlait de 5,000 décès par semaine. Les habitans des communes suburbaines, qui étaient rentrés dans la ville aux premiers jours de l’investissement, nous revenaient peu à peu ; sous la protection de nos avant-postes, ils fouillaient la terre gelée pour chercher dans les champs quelques légumes oubliés. Tous avaient le teint hâve et maladif, les traits amaigris, les yeux brillans de fièvre ; les femmes surtout faisaient mal à voir : le corps à peine couvert d’une mauvaise robe toute déchirée, elles traînaient à leur suite de petits enfans transis et affamés. Les enfans nous demandaient en passant un peu de notre riz. Si du moins nos armées de province avaient pu tenir la campagne ! Quand j’arrivais avec mes journaux : — Eh bien ! vaguemestre, me demandait-on, quoi de nouveau ce matin ? — Hélas ! messager de malheur, je n’apportais jamais que de