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c’est lorsqu’un camarade, élève des frères Godard, devait partir en ballon. La veille, il venait nous voir, et nous le chargions confidentiellement d’une foule de petits billets pour nos parens et nos amis. D’ailleurs, si je n’avais pas de lettres à distribuer, je prenais soin d’apporter d’Ivry des journaux que l’on s’arrachait. Bien que la politique les occupe fort peu d’ordinaire, nos matelots souffraient, eux aussi, de cette absence de nouvelles qui ne fut certes pas la moins cruelle des privations pendant ce douloureux blocus. Un second-maître prenait le journal, et faisait tout haut la lecture. Le corps des sous-officiers dans la marine est admirablement composé ; braves, actifs, intelligens, quartiers-maîtres et seconds-maîtres ont une valeur réelle, bien supérieure à celle des gradés de la troupe : mais chez les matelots quelle ignorance ! J’ai pu voir là combien l’instruction est négligée en France, et que de choses on eût pu apprendre utilement à ces hommes, probes pourtant et vraiment estimables ! La plupart ne s’expliquaient pas le mot de patrie ; bien peu connaissaient de nom Metz et Strasbourg, l’Alsace et la Lorraine. S’ils se battaient courageusement et souffraient sans se plaindre, c’était pour obéir aux ordres des chefs, par souci de la discipline, parce que les chefs et la discipline sont encore respectés à bord ; mais leur esprit ne s’élevait pas plus haut. Ils n’ont jamais compris pourquoi, dispensé de tout service militaire, j’avais voulu m’engager. Du moins leur bon sens naturel, une sorte d’honnêteté instinctive les mettait en garde contre les théories socialistes des journaux avancés de Paris ; ils faisaient justice entre eux de ces idées malsaines, nées de la jalousie, de la cupidité ou de l’ambition, et, quand ils lisaient le Combat, la Patrie en danger ou toute autre feuille de cette nuance : — Oh ! ces Parisiens ! — disaient-ils en haussant les épaules. J’avais remarqué de bonne heure l’éloignement du marin breton pour le Parisien. Voici comment je l’expliquerais : on trouve quelques enfans de Paris dans la marine ; ce sont pour la plupart de jeunes ouvriers qui ont mal tourné, comme dit le peuple. Chassés de tous les ateliers, reniés par leur famille, sans argent, sans abri, ayant perdu le goût du travail, ils n’ont plus qu’une seule ressource, celle de s’engager. En arrivant, ils apportent à bord leur esprit, leur entrain, leur langage expressif et coloré, mais aussi la paresse, l’indiscipline, l’amour du désordre et de la débauche, tous leurs défauts habituels ; ils peuvent amuser parfois, jamais ils ne mériteront l’estime ou l’affection de leurs camarades. De là cette défiance du matelot pour ce qui vient de Paris. Dernièrement encore un journaliste bien connu, organe du parti extrême, prétendait que la commune avait su gagner à ses idées tous les marins présens au siège. M. Thiers avait donc fait preuve de prudence en les renvoyant au plus tôt chez eux. Or cela est