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-ser. On ne saurait croire le nombre de gens qui prétendaient avoir fait la campagne de Crimée ! A les entendre, ils étaient tous anciens soldats, tous ils connaissaient les tranchées, et ils en avaient vu bien d’autres sous les murs de Sébastopol. Néanmoins ils perdaient la tête au plus léger bruit, et nous avions fort à faire pour les empêcher de tirer sur les troncs d’arbre et les taillis qui garnissaient la plaine ; ils voyaient partout des Prussiens. Quelques-uns, plus modestes, reconnaissaient qu’ils n’avaient jamais quitté le coin de leur feu : ce leur était un prétexte pour déposer leur fusil et s’en remettre à nous du soin de la faction. Les bons bourgeois croyaient nécessaire d’émailler leur langage d’expressions et de juremens pittoresques empruntés au vocabulaire maritime par respect pour la couleur locale, à ce que je crois. Au matin donc, à l’heure où le soldat fatigué entrevoit avec plaisir le terme d’une longue nuit de faction, un garde national s’approchait en fredonnant : — Eh bien ! vieux frère, comment va ? il vente frais ce matin. Nord-nord-est, bonne brise. Brrrun ! voilà trois jours que nous sommes à la tranchée, et, ma foi, j’en ai assez. Pour vous, c’est différent, vous êtes faits à la fatigue... Et dire que ces coquins de Prussiens ne veulent pas démarrer d’ici... Ah ! il faudra bien qu’ils virent de bord tout de même, et nous leur donnerons la chasse jusqu’au-delà du Rhin, tonnerre de Brest ! Mais au fait, si nous prenions la goutte, matelot ? Un peu de brise-lame, allons, là ! — Le brave homme tendait sa gourde remplie par les soins de la ménagère ; on buvait une bonne rasade, et la conversation continuait.

Qu’on n’aille pas croire pourtant que le service se fît avec négligence. Les gardes nationaux à la tranchée recevaient les ordres de nos officiers ; c’est dire qu’ils étaient à bonne école. Chaque nuit, notre commandant faisait la ronde, suivi d’un second-maître et d’un matelot. Je fus désigné une fois pour l’accompagner. Il avait neigé pendant la journée ; la lumière, frappant sur le sol blanchi, éclairait de ses reflets blafards la plaine silencieuse où nos ombres glissaient comme des fantômes. Nous marchions à grands pas ; de loin en loin partait le qui vive ? d’une sentinelle ; le commandant donnait le mot d’ordre, et nous passions. Alors, autour des feux allumés pour combattre le froid, tout le monde se levait vivement et saluait avec respect.

Depuis quelque temps déjà, je remplissais les fonctions de vaguemestre. Tous les matins, j’allais au fort d’Ivry porter et chercher les lettres. La charge m’était légère, car, sans les plis et les dépêches, mon petit sac eût été presque toujours vide. Les Prussiens, on le sait, ne laissaient arriver à nous aucune lettre de province ; d’autre part, dans les tranchées, nous n’avions guère la facilité d’écrire. A de rares occasions, nous nous mettions en frais de correspondance ;