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-tinctif, tout naturel, n’exclut en rien le courage, et il est permis au plus brave de saluer les balles ; mais l’amiral, se retournant, de cette voix brève qu’on lui connaît : — Je crois qu’on tire sur nous, monsieur, dit-il. — Le mot était cruel et immérité, car nul n’eût osé mettre en doute la valeur éprouvée de l’officier. Lui-même plus tard racontait en riant sa mésaventure ; mais on peut juger par là de l’homme qui nous commandait.

Tandis que nous restions ainsi à demeure dans nos tranchées, les autres troupes se succédaient autour de nous, et le village de Yitry était comme un camp de passage où se croisaient les uniformes. Les mobiles y vinrent : ceux de l’Hérault, ceux de la Somme, ceux de Bretagne et de la Côte-d’Or. Je ne dirai rien des mobiles de Paris, qu’on a trop peu vus. S’il est vrai que l'intelligence, l’instruction, le courage, ne sont pas inutiles au soldat, Paris possédait là 20,000 hommes comme aucune armée du monde n’aurait pu lui en opposer ; malheureusement on ne sut pas mettre à profit ces rares qualités, et l’indiscipline perdit un corps qui eût pu rendre les plus grands services. Restaient les mobiles de province ; ils étaient arrivés en toute hâte à Paris avec leurs habits de tous les jours, auxquels une bande rouge et quelques galons surajoutés ne donnaient qu’imparfaitement l’aspect d’un uniforme. Les Bourguignons portaient la blouse, le vieux sayon gaulois, et je ne sais quelle émotion mêlée de confiance me saisit lorsque je revis au milieu des malheurs de la France ce costume et ce peuple qui avaient survécu à l’invasion romaine et aux conquêtes de César. En peu de temps, ils étaient devenus d’excellens soldats ; ils valaient mieux que la ligne, et cela se comprend. Formés précipitamment dans Paris après l’investissement, les régimens de ligne se composaient pour la plupart de jeunes recrues ayant à peine achevé leur croissance, incapables en tout cas de supporter les fatigues. Les mobiles au contraire étaient tous de robustes garçons, âgés de vingt-cinq à vingt-six ans et habitués aux travaux des champs. Aussi ne plaignaient-ils pas leur peine ; à leurs momens perdus, ils remuaient de la terre, et, la pioche à la main, ils allaient eux-mêmes creuser les tranchées qu’ils devaient le lendemain défendre à coups de fusil. Les gardes nationaux nous étaient bien connus, eux aussi : on les distribuait parmi nous en guise de soutien, un bataillon tout entier pour une compagnie de marins ; en réalité, il s’agissait de les aguerrir. Ils passaient une quinzaine de jours aux avant-postes, ne faisant du service que ce qu’ils en voulaient prendre, après quoi ils rentraient dans Paris, tout fiers d’avoir reçu le baptême du feu. L’expérience leur faisait défaut, sinon le courage, et le bon vouloir ; ils n’avaient de militaire que le costume ; ils le comprenaient eux-mêmes tout les premiers, et plus d’un cherchait à en impo-