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vin, le cinquième d’un litre ou à peu près ; c’est la ration du marin en mer. Pour le matelot, le quart de vin est tout ; avec un quart de vin, on obtient de lui les efforts les plus méritoires. Bien souvent, dans les ports, s’agit-il par exemple d’embarquer du charbon à bord d’un navire, l’ouvrage n’avance que lentement : chaque homme songe, à part lui, qu’il lui faudra le lendemain laver son linge à l’heure du repos, et cette secrète pensée modère son ardeur ; mais que le capitaine d’armes promette une ration de vin supplémentaire, la double comme ils disent, aussitôt les bras s’agitent, les pelles volent, trois heures durant on remue le charbon, et, quand tout est fini, le matelot sali, noirci, mais radieux, passe à la cambuse pour toucher la double. En décembre, bien que le vin ne fit pas défaut à Paris, on nous supprima pendant plus de huit jours la ration habituelle. Il importait, paraît-il, de vérifier les quantités que l’on avait en magasin. Les matelots furent complètement démoralisés, et plusieurs de ce moment ont commencé à désespérer du salut de la France. Ce n’est pas que le marin boive plus qu’un autre ; habitué à recevoir du vin chaque jour, mais en petite quantité, il supporte mal les excès, et tel matelot ivre dont on se détourne dans la rue n’est pas allé bien souvent jusqu’à la fin de sa bouteille : la liberté, le grand air, le manque d’expérience, tout a contribué à lui tourner la tête.

A la suite des privations et des fatigues, les maladies n’avaient pas tardé à sévir parmi nous. Cependant nos marins, tous dans la force de l’âge, tous faits depuis longtemps à une vie pénible, pouvaient mieux qu’aucune autre troupe supporter ces souffrances. Alors que les régimens de ligne se fondaient peu à peu, nous avions conservé les deux tiers de notre effectif. Le matelot du reste est un malade facile à soigner. Par tradition, ces braves gens attribuent une vertu toute particulière au suc de réglisse noire, extrait inoffensif aimé de notre enfance : c’est là pour eux le remède souverain, une sorte de panacée applicable dans tous les cas et guérissant tous les maux, depuis les pieds gelés jusqu’à la fluxion de poitrine. Chaque matin, quittant la tranchée, les malades venaient passer la visite dans le village de Vitry. Une vaste grange, ouverte à tous les vents, servait de salle de consultation : portes et fenêtres avaient été brûlées depuis longtemps, on ne s’en inquiétait pas ; mais à peine le major était-il entré, sa réglisse à la main, qu’un immense concert de voix s’élevait autour de lui. C’était à qui tousserait le plus fort pour obtenir un morceau des précieux bâtons. A vrai dire, il n’y avait pas autre chose à leur donner, les médicamens les plus simples nous faisant défaut.

Eh bien ! en dépit de tout, le moral était bon. On plaisantait aux