Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/293

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

-taient. En effet, pour les wagons blindés, comme pour les ballons, comme pour toute entreprise qui exigeait des hommes à l’épreuve, on avait pris des marins. — Bonjour et bonne chance ! fut-il répondu, et nous continuâmes notre route. Bientôt, par une terrible bordée lancée sur Choisy-Ie-Roi, le fort d’Ivry donnait le signal du combat, auquel se joignirent Charenton, Bicêtre et le Moulin-Saquet. Alors nous vîmes s’avancer le monstre. Couvert de plaques de tôle qui descendaient jusqu’au bas des roues, il paraissait glisser ; le fourneau de la machine semblait un œil immense dans la nuit ; la vapeur s’échappait violente, stridente ; les rails criaient sous le poids énorme : on se prenait à songer à ces dragons dont parle la fable, et dont la seule vue glaçait d’effroi les cœurs les plus braves. En quelques minutes, la barricade qui coupait la voie fut abattue ; les wagons, démasqués, s’engagèrent au-delà du pont de Vitry, et les grosses pièces de marine, cachées dans leurs flancs, se mirent à tonner. Répercuté par les parois sonores, le bruit montait au ciel, épouvantable. Je ne sais trop le mal qu’a pu faire à l’ennemi ce nouvel engin de guerre, mais on se sentait heureux d’avoir pour soi un si puissant allié.

Après le combat, le séjour aux tranchées ; après les balles et les obus, le froid, l’insomnie et la faim. Au demeurant, les balles valaient mieux. Il faut plus de vrai courage pour supporter patiemment la misère que pour marcher à l’ennemi, et deux jours de tranchée sont plus durs à passer qu’un jour de combat. En France, pour tout homme de cœur, le jour de bataille est un jour de fête. On parle, on rit, on s’agite, l’émotion vous donne une certaine gaîté communicative qui semble abréger les heures ; mais vivre des mois entiers au fond d’un fossé, passer quatre nuits sur cinq les pieds dans la boue et le dos sur la neige, rester en faction jusqu’à dix-huit heures de suite, voilà vraiment pour les caractères une cruelle épreuve. Quelquefois au matin, tombant de sommeil, épuisés de fatigue, nous demeurions le menton appuyé sur le canon de notre fusil, pour nous tenir debout. J’ai entendu un matelot s’écrier, comme on portait à l’ambulance un de ses camarades frappé d’une balle : « Est-il heureux celui-là ! il va coucher dans un lit ! » D’autres, désespérés, auraient voulu mourir. Quand on songe que nous n’avons jamais été relevés, pour employer ici l’expression militaire, et que depuis notre départ des forts jusqu’à la fin du siège nous n’avons pas quitté la tranchée, on comprend que le temps ait pu nous paraître long. Il est vrai que nous faisions à l’occasion quelque bonne promenade. Tel général voulait-il pousser une reconnaissance de nuit, au Moulin-de-Pierre ou ailleurs, il écrivait à l’amiral Pothuau, sous les ordres de qui nous étions placés : « J’ai besoin de 300 hommes énergiques, envoyez-moi 300 marins. » Un