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et les vieux. Le père, lui, ne peut plus aller en mer. Nous n’avons pas de barque, et à la saison des pêches je me mets au service d’un patron. Enfin le ménage allait tant bien que mal, parce que j’étais là. Aussi, quand j’ai appris que ceux de ma classe étaient levés pour la guerre, je suis devenu furieux. J’ai couru chez le commissaire avec des camarades : je voulais le jeter à l’eau. — Mais, Jean-Marie, me dit-il, ce n’est pas moi qui te fais partir, c’est la loi. Je sais que tu es un brave garçon qui a toujours fait son devoir. Allons, du courage ! Tiens, voilà vingt francs pour t’amuser un peu. — Je pris les vingt francs, et nous allâmes boire à la ville. C’est égal, j’étais bien triste. Enfin maintenant m’y voilà ; je me battrai bien, je te jure, les balles ne m’ont jamais fait peur ; seulement, c’est plus fort que moi, je m’ennuie ici, sans la mer !

Hélas ! le pauvre garçon ne devait plus revoir jamais cette mer qu’il aimait tant. A la sortie du 31 novembre, Kerouredan faisait partie des marins chargés de jeter les ponts sur la Marne. Il tomba frappé d’une balle en même temps que l’enseigne qui commandait le détachement. La blessure était grave ; on le porta à l’hôpital, où il languit quelques jours ; il put apprendre encore que la médaille militaire lui était décernée, et ce fut tout. Douloureuse histoire, n’est-il pas vrai ? que celle de cette famille qui comptait huit jeunes hommes autrefois, et qui, sans marchander, en a sacrifié trois pour le pays ! Qui donc nourrira les vieux maintenant ?

Mais déjà l’opinion publique réclamait une nouvelle sortie. Quoi qu’on puisse dire de ses talens militaires, le général Trochu est un excellent organisateur. En quelques jours, aidé du reste par la population parisienne, qui à ce moment le soutenait tout entière, il avait créé la défense. Tout s’était fait comme par enchantement : des canons, nous en avions, et des fusils aussi, et de la poudre, et presque des soldats ; l’enceinte et les forts étaient inabordables. Désormais Paris se trouvait à l’abri d’un coup de main ; il s’agissait de le débloquer. C’est alors qu’on eut l’idée de former avec les marins des forts trois bataillons de marche de 600 hommes chacun ; les canonniers restaient au service des pièces. On prit, comme de juste, les fusiliers brevetés, les meilleurs du moins. Peu nombreux, mais solides, ils devaient plus que personne aider à la fameuse trouée. Je demandai à en faire partie. Ma pétition suivit la voie hiérarchique, allant du capitaine au commandant, du commandant à l’amiral, et fut en dernier ressort agréée. Par une particularité curieuse, je me trouvais être le seul engagé volontaire dans ce corps d’élite.