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me demanda si je n’étais pas en mésintelligence avec ma famille. Avec cela, mes affaires n’avançaient point ; tout occupée d’organiser les bataillons qui devaient partir pour Paris, l’administration s’intéressait fort peu aux malheureux engagés volontaires. Depuis sept ou huit jours déjà, j’errais dans le quartier de Brest, rebuté des uns et des autres ; je pris alors le parti de m’adresser aux autorités supérieures, et le père de mon ami voulut bien parler de moi au préfet maritime. Ô force des recommandations ! ce qui semblait impossible devint aussitôt chose faite, car en moins de deux heures, équipé des pieds à la tête, j’étais inscrit d’office parmi les fusiliers-marins, et embarqué avec cinq cents de mes nouveaux camarades à bord de l' Aber'vrach.

L' Aber'vrach ! ce nom bizarre m’intrigua dès le premier jour, et, bien que d’autres soucis vinssent m’assaillir au moment où commençait pour moi une vie si nouvelle, je n’eus pas de cesse que ma curiosité ne fût pleinement satisfaite. Voici les renseignemens que je recueillis. L' Aber'vrach est une petite rivière aux environs de Brest ; le navire sur lequel nous nous trouvions avait été, me dit-on, pris dans le temps sur les Anglais ; il fut débaptisé et reçut un nom emprunté à la topographie du pays. Aujourd’hui c’est une vieille frégate toute vermoulue, toute démâtée, qui ne quitte jamais le port et sert de casernement aux marins quand le quartier est encombré ; mais cela ne m’apprenait pas la forme même du mot, et je me vois encore glissant un soir le long de la coupée, pencher la tête au-dessus du gaillard d’arrière pour déchiffrer tant bien que mal sur une poutre du vieux navire, creusée par l’eau de mer, ce nom breton par excellence. Il y avait là du reste autre chose qu’une vaine curiosité. N’avais-je pas à dater mes lettres et celles de mes camarades ? En effet, soit qu’on m’eût vu écrire, soit que tout autre indice m’eût trahi, le bruit s’était bientôt répandu que je maniais la plume « comme le fourrier. » Dès lors je fus presque officiellement chargé de la correspondance. Nous allions partir pour une campagne périlleuse, et chacun, avant de quitter le port, éprouvait le besoin d’adresser à ses parens ou à ses amis un adieu qui serait peut-être le dernier. « Je suis en parfaite santé, et je désire que la présente vous trouve de même pour notre plus grand bonheur à tous en ce monde et dans l’autre. » Telle est la formule invariable par laquelle on débute ; s’en écarter serait manquer d’usage. Rien de plus simple d’ailleurs, rien de plus naïf que ces lettres des matelots ; rien de plus touchant aussi, car le cœur en déborde, et moi, rédigeant sous leur dictée les recommandations, les conseils et les adieux de ces pauvres gens qui, pour la plupart, laissaient au pays une petite famille ou de vieux parens, je sentais