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les mains de quelques farceurs, canailles à faire plaisir, spirituels à faire peur, qui allument des volcans avec le feu de leur cigare, écrasent vertu, justice, honneur, sous la semelle de leurs bottes vernies... Que j’en ai vu de ces grands hommes de province à Paris!... Combien on en a reconduit de brigade en brigade, de ces illusions perdues! Les plus heureux jouent au La Palférine dans les escaliers de ministères, les antichambres de financiers, les cafés de gens de lettres, et font des mots, n’ayant pu faire autre chose! Ils attendent l’heure de l’absinthe après avoir laissé passer celle du succès[1]. »

C’est l’horrible vérité. Les derniers événemens nous ont montré plus d’un La Palférine qui, las d’attendre l’heure du succès, l’a brusqué; on l’a vu traiter la fortune en créancier impatient. Qui pourrait nier que l’auteur de la Comédie humaine ait créé une émulation funeste autour des types tristement fameux qu’il a consacrés? Les jeunes générations littéraires ont ressenti son influence dans leurs idées et leurs passions les plus secrètes. Il a été assurément un des agitateurs les plus puissans de l’imagination et des convoitises contemporaines. On a dit avec une parfaite justesse que personne n’a fait faire autant de rêves d’or et de volupté aux jeunes gens et aux femmes. Parcourez tous les cercles de cet enfer social dont Balzac serait le nouveau Dante. Quelle puissance dévore tous ces visages de damnés qui s’agitent, qui hurlent dans ce tourbillon de Paris? La passion, et, selon Balzac, la passion moderne se résout dans ces trois mots : la richesse et le pouvoir, qui sont le moyen, le plaisir, qui est le but. Que de jeunes cervelles il a troublées par ces mirages d’une fortune soudaine ou d’un ministère invraisemblable! Combien ont cru voir se réaliser cette féerie, ce mirage, le jour où la commune est née! Si Lucien de Rubempré avait attendu l’aurore de ce beau jour, et s’il ne se fut pas tué stupidement dans une heure de dés espoir, sa fortune était faite. Lui aussi aurait pu être général, délégué aux finances (quel rêve!) ou chargé des affaires étrangères ! Il a été bien maladroit de quitter si vite une si belle terre, un Paris encore si riche, une république de Cocagne!

Le roman moderne a donc sa part et une lourde part dans la responsabilité des derniers événemens. Les exemples qu’il a donnés d’élégante friponnerie et de dépravation spirituelle ont ébloui et fasciné nombre d’esprits faibles que protégeait mal contre leurs propres penchans l’incertaine moralité de la société et du temps où nous vivons. Beaucoup de ces malheureux qui n’ont fait leur éducation morale que dans ces livres se sont conduits à travers le

  1. Les Réfractaires.