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marquis de Sade, et qui, au moment d’aller exécuter les otages, plaisantait avec tant de présence d’esprit sur les générations spontanées. « Elles rendent la création complètement inutile, disait-il, et Dieu, s’il existait, ne serait bon qu’à fusiller. » Celui-là était un aimable pédant de science. — Ce sera aussi une parole à recueillir, et qui a bien son prix, celle d’un des plus jeunes et des plus élégans despotes de la commune qui, au moment où il passait avec ses gardiens devant les restes de l’incendie, parmi les cris de fureur des malheureux rassemblés autour de leurs maisons en ruine, s’étonnait d’un pareil accueil et s’en plaignait amèrement. — Eh quoi! le confondre avec les brigands, lui un lettré, lui un artiste! — Cela ne rappelle-t-il pas le qualis artifex pereo de Néron au moment où il vit briller le glaive de son affranchi ?


III.

Sous quelles influences la bohème en est-elle venue à ce degré de perversion intellectuelle et morale? Quelles sont les causes qui ont surexcité jusqu’au délire, jusqu’au crime, ces vanités d’abord inoffensives, puis envieuses, à la fin démoniaques? Il y a eu là des responsabilités d’origine et de nature très diverses, parmi lesquelles il convient de faire une grande place aux influences littéraires. C’est jusqu’à elles qu’il faut remonter pour expliquer cette transformation d’aventuriers de la littérature en aventuriers de la politique, prêts à tout pour tenter l’assaut de la richesse ou du pouvoir. On trouve dans l’œuvre oubliée de l’un de ces malheureux un chapitre qui porte ce titre : les Victimes du livre. Il commence à peu près ainsi : « Cherchez la femme, disait un juge. C’est le volume que je cherche, moi, le chapitre, la page, le mot... Joie, douleurs, amours, vengeances, nos sanglots, nos rires, les passions, les crimes, tout est copié, tout. Pas une de nos émotions n’est franche : le livre est là... Combien j’en sais, de ces jeunes gens, dont tel passage, lu un matin, a dominé, défait ou refait, perdu ou sauvé l’existence! Souvent, presque toujours, la victime a vu de travers, choisi à faux, et le livre la traîne après lui, faisant d’un poltron un crâne, d’un bon jeune homme un mauvais garçon, d’un poitrinaire un coureur d’orgies, un buveur de sang d’un buveur de lait, une tête pâle d’une queue rouge... Balzac par exemple, comme il a fait travailler les juges et pleurer les mères! Sous ses pas, que de consciences écrasées ! Combien parmi nous se sont perdus, ont coulé, qui agitaient au-dessus du bourbier où ils allaient mourir une page arrachée à la Comédie humaine! On ne parle que par millions et par ambassades là dedans... La patrie tient entre