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prisés comme des envieux et des impuissans, dominer du haut de ces tréteaux, pris comme un piédestal, ce Paris superbe dans son luxe et dans son insolence, quelle volupté d’orgueil et quel rêve! Ce fut un immense accès de fatuité. On se grisa de la toute-puissance qu’une série de fatalités venait de faire tomber aux mains des triomphateurs de la rue, et que ceux-ci laissaient prendre aux plus effrontés. La commune distribua des portefeuilles! On était donc enfin quelqu’un, plus que cela, quelque chose. On était délégué à un ministère, presque ministre, souverain même, puisque chacun dans sa sphère était un despote irresponsable. On était la force du peuple incarnée, sa fantaisie vivante substituée à toutes les lois, l’émanation de sa souveraineté. On avait tous les droits, y compris celui de vie et de mort; on n’avait aucune charge, pas même celle de rendre des comptes. Les limites de cette souveraineté n’allaient pas très loin, elles s’étendaient du Point-du-Jour au pont de Bercy; mais enfin c’était tout Paris, incliné devant ces pachas, sortis la veille de quelque bouge ou du coin d’un estaminet! Quelle revanche pour les humiliations dévorées en silence, pour les larmes versées par l’envie ou les cris de l’impuissance étouffés par la rage ! Dans ce genre d’infatuation poussée jusqu’à la démence, c’était un type que ce délégué aux relations étrangères qui, pour en faire accroire au monde et oubliant que le monde finissait pour lui à la banlieue, tentait des échanges de protocoles avec le commandant prussien de Saint-Denis, signifiait son avènement aux puissances, et se faisait féliciter au Journal officiel par des représentans de républiques imaginaires. C’était un type aussi, cet ancien secrétaire d’Eugène Sue, collaborateur obscur des Mystères du peuple, menant à grand train le gouvernement de l’instruction primaire, par laquelle il prétendait moraliser le peuple, et la rédaction d’un journal qu’il remplissait de ses publications restées en portefeuille, et dont la révoltante obscénité complétait l’œuvre de l’administrateur : admirable partage de l’homme d’état entre ses soucis patriotiques et sa sollicitude d’auteur!

L’attrait de ce carnaval et la curée de ce pouvoir n’avaient pas attiré seulement la littérature légère : la science et l’art avaient payé leur contingent au personnel de la hante administration. Quelques demi-savans, mathématiciens et physiciens de hasard, officiers de santé, vétérinaires, quelques dessinateurs incompris et jaloux, un peintre fou d’orgueil, étaient devenus, selon leur inspiration personnelle ou les vacances du pouvoir, magistrats, chefs de la police, généraux, maires et adjoints, comptables, intendans, administrateurs des beaux-arts. En même temps et de tous les points de l’horizon, au secours de la commune en danger était accourue en noirs