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qui ont précédé le 18 mars telle infamie qui a obtenu un succès de quatre tirages pour la même journée. Le marché des journaux était ouvert à une surenchère perpétuelle de scandale dont le public faisait les frais. Quelle industrie lucrative que celle qui consistait à trafiquer du mensonge et de la calomnie, de la conscience publique et de l’honneur privé ! On songeait parfois au passé, à ses souffrances, à l’obsession perpétuelle d’une criante misère. Quelques années à peine séparaient ces brillans spéculateurs du temps où ils n’avaient pas encore trouvé le moyen de battre monnaie. « C’est alors qu’ils s’enterraient dans un cabinet de 10 francs, sans air, sans feu, sans tabac, en face d’eux-mêmes, pour lutter là seuls avec leur pensée, pour faire jaillir d’un cœur ulcéré des phrases joyeuses ou des pages sereines... Ces articles, ces pièces, ce roman, ces vers, quand seront-ils acceptés, imprimés, payés? Quand? Dans six semaines, six mois, un an peut-être. Seront-ils reçus seulement? Pour qu’ils le soient, n’étouffera-t-il pas, cet affamé, ses cris les plus éloquens? Je le vois d’ici, lâche devant son âme, jetant des cendres sur sa phrase et des fleurs sur ses haines.» Que les temps sont changés ! Les haines ne se sont pas éteintes, elles se sont développées; mais on n’a plus à les comprimer, on n’a qu’à les répandre comme une lave ardente sur la première page d’un journal, pour que cette page se couvre d’or ! Le cœur est ulcéré plus que jamais par l’envie. Eh bien! que l’écrivain laisse crier ce hideux ulcère, qu’il l’entretienne même, cela rapporte; qu’il avive la plaie, il y a là un trésor! Des idées, du travail, des études économiques, de la science, pour quoi faire? L’audace révolutionnaire dispense de tout. Heureuse époque où un chroniqueur, devenu candidat très sérieux par la grâce du peuple souverain, demandait sur ses affiches cinq minutes pour résoudre la question sociale! De la probité, à quoi bon? C’est affaire au petit commerce, non au sacerdoce de l’idée. Les autres formes de l’honnêteté ne sont rien, ne comptent pas sans la vertu révolutionnaire; celle-ci a son privilège. Qu’on laisse donc à la porte du journal tout ce bagage encombrant de préjugés et de scrupules. La grande idée suffit à tout; elle confère la science et le mérite, elle purifie ce qu’elle touche, elle ennoblit le mensonge, elle sanctifie l’infâme.

Où l’on arrive avec de tels principes, nous l’avons vu, et le monde en frémit encore. On pourrait suivre la gradation rapide que parcourut certain journalisme, école de démoralisation populaire avant d’être l’officine secrète et le cabinet consultant du brigandage public. Ce qui marque la première étape dans cette voie funeste, c’est l’absence complète de sérieux, l’irrespect poussé jusqu’à ses dernières limites, la fantaisie dans le cynisme. Ces feuilles étaient plus