Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/257

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mais qui avaient lu au hasard, sans direction, surchargeant leur mémoire de tirades indigestes et de déclamations antisociales, et des étudians de dixième année, vieux bohèmes qui avaient cessé depuis longtemps d’entretenir tout rapport avec l’Ecole de droit et l’École de médecine pour se vouer à la politique transcendante et à la régénération humanitaire. Ajoutez à ce groupe, déjà fort respectable, quelques médecins sans clientèle, quelques avocats sans cause, des professeurs sans élèves, la rédaction des journaux qui paraissent une fois, tous les déclassés des carrières libérales « qui portent un diplôme de bachelier dans les poches de leur habit troué, » vous avez l’état-major des clubs qui ont diverti pendant deux ans le Paris sceptique et blasé, qui ont épouvanté les gens raisonnables, et, en troublant l’esprit du peuple, préparé le 18 mars. L’élément lettré de ces réunions était en concurrence, pour le radicalisme des idées (si l’on peut donner ce nom à de pareilles choses), avec le contingent oratoire fourni par les classes ouvrières.

Cependant il y avait une différence capitale. Les orateurs ouvriers avaient mal étudié, et traitaient à tort et à travers les questions sociales; mais ils y apportaient un sentiment sincère, un air de conviction, quelque chose enfin qui ressemblait à de la probité dans la déraison. Les irréguliers de Paris n’avaient même pas cette excuse. Leur folie était une folie voulue; les propositions les plus insensées n’étaient pour eux qu’un moyen de s’imposer et de réussir. Ils visaient uniquement à cette sordide popularité qui était comme la prime de l’extravagance. Ils se surexcitaient eux-mêmes par l’ivresse de la parole et de l’applaudissement facile. A la fin, ils étaient devenus des énergumènes, mais au commencement de leur triste carrière ils n’avaient été que des artistes en excentricités ; cela se sentait encore à je ne sais quelle note forcée dans l’expression et dans la voix. Jacobins, oui, sans doute; mais avant tout rhéteurs et comédiens.

En même temps florissait la presse de la bohème révolutionnaire. Elle a commencé à la Marseillaise, elle a fini avec le Mot d’ordre et le Cri du peuple. On me permettra de négliger les nuances, qui sont innombrables, les variétés, qui se multiplièrent tous les jours, les imitateurs à la suite qui tâchaient à force de violences de faire leur récolte dans le même sillon, car il ne faut jamais oublier dans ces esquisses de mœurs littéraires la question d’argent, qui a bien plus d’importance que la question d’idée. Les chefs eux-mêmes de cette presse, les coryphées, visaient avant toute chose à la popularité monnayée en gros sous. Leurs articles les plus scandaleux n’étaient qu’une réclame; en surexcitant les ardeurs populaires, ils avaient en vue la vente au numéro. On cite dans les tristes jours