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rebutons pas trop de ce langage réaliste. Voici les habitués qui arrivent. « Après avoir pataugé toute la journée dans la boue, ils viennent s’enfoncer dans la discussion jusqu’au cou, faire brûler leur petit verre et flamber leurs paradoxes; montrer qu’eux aussi, les mal chaussés, les mal vêtus, ils en valent bien d’autres, ils ont quelque chose là (ce mot d’André Chénier a fait tourner toutes ces cervelles vides). Les vaincus du matin deviennent les vainqueurs du soir. La vanité y trouve son compte; ils s’accoutument à ces petits triomphes, à ces orgueilleux bavardages, à ces dissertations sans fin, aux témérités héroïques... De cette table d’estaminet, ils font une tribune, ils parlent là, sous le gaz, les livres qu’ils devraient écrire à la chandelle; les soirées s’achèvent, les jours se passent : ils ont causé trente chapitres, et n’ont pas fait quinze pages[1]. » On ne s’est pas assez défié de cette génération politique qui a fait son apprentissage dans les cafés du quartier latin ou des boulevards, et qui de là un certain jour s’est répandue sur la France entière avec ses mœurs étranges, ses tropes hardis, son bagage plus que léger d’études, mais en revanche avec l’intarissable faconde et l’entrain maladif que l’on puise dans les flots verts de l’absinthe. Cette perfide et malsaine liqueur aura eu son influence dans la désorganisation cérébrale de Paris. La médecine s’en est déjà inquiétée, la politique de cette dernière année s’en est ressentie. L’hygiène physique et l’hygiène morale d’une nation se touchent de plus près que l’on ne peut le croire : nous indiquons là une des plus dangereuses maladies de notre civilisation. L’absinthe fait des orateurs et des politiques à Paris, comme l’opium fait en Chine des extatiques et des hallucinés. Les uns et les autres se valent à peu de chose près; mais, s’il fallait choisir, mon choix serait pour les silencieux plongés dans une extase muette par le narcotique cher à l’Orient. Ceux-ci du moins ne font de mal qu’à eux-mêmes, c’est un lent suicide qu’ils s’infligent, ils n’imposent pas à leur pays leur dictature bavarde et leur délire impie. Leur rêve est au-dedans ; ils ne prétendent pas le réaliser au dehors sur les ruines et dans le sang.

C’est dans les clubs que l’on vit surgir tout d’un coup ces tribuns d’estaminet qui n’avaient encore exercé leurs talens que devant un auditoire spécial, en vue d’une popularité restreinte. Ceux qui ont suivi ces réunions avec quelque attention et une douloureuse sollicitude pour les symptômes du mal dont le pays était attaqué, les observateurs qui allaient là, non comma à un spectacle, mais comme à une clinique, ont pu remarquer que les orateurs les plus applaudis étaient de deux espèces : des ouvriers intelligens,

  1. Les Réfractaires.