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cès grandit, on pensa sans doute à en tirer parti. Qu’il serait commode et agréable, quand on aurait renversé l’ordre de choses actuel, d’en établir un autre où l’on serait maître et tyran à son tour! Ce n’était pas la liberté des autres que l’on voulait affranchir, ni le droit que l’on tenait à venger; on s’en souciait bien! c’était le despotisme de la foule que l’on espérait mettre à la place du pouvoir détruit. On. pensait régner par elle et avec elle; ne tenait-on pas dans ses mains le cœur de la populace? Serait-il donc si difficile de la diriger au gré de ses convoitises? Le vrai nom de cette Némésis, ce n’était pas la justice, c’était l’envie.

La passion politique put faire alors illusion à bien des gens qui jouissaient trop vivement de leur haine satisfaite pour mesurer la véritable portée de ces coups si rudes, pour s’inquiéter de savoir s’ils n’atteignaient pas bien au-delà du but; mais l’illusion n’était plus possible quand on passait de la Lanterne aux Réfractaires. C’était au fond la même inspiration, mais plus brutale, moins voilée sous l’artifice et le mensonge de la politique. L’inspiration de ce livre étrange et maladif, c’est la haine et la convoitise, la passion de la révolte combinée avec la fièvre de l’argent. Je viens de le relire, et je sors de cette lecture épouvanté. On y voit passer, comme dans une revue infernale, l’armée de furieux qui plus tard s’illustrera par les ruines de Paris. On voit défiler dans ces pages les paresses ignominieuses, les jalousies, les impuissances folles, les ambitions devenues féroces, sous la conduite de ce triste chef qui devait plus tard se désigner au commandement suprême de ces légions farouches comme «le candidat de la misère! » Quel chef et quelle armée! Où se recrute-t-elle? Parmi tous ceux qui à Paris ont fait naufrage, dont la civilisation n’a su ni reconnaître le génie, ni utiliser « les magnifiques énergies, » et qui se sont perdus corps et âme dans cette tempête sans éclair. Naturellement c’est la faute de la société, et tous ces naufrages sont à sa charge. Pourquoi ne paie-t-elle pas des rentes à ces superbes paresses? « Mettez un homme dans la rue avec un habit trop large sur le dos, un pantalon trop court, sans faux-col, sans bas, sans un sou, eût-il le génie de Machiavel, de Talleyrand, il sombrera dans le ruisseau[1]. » C’est toujours l’idée fixe: le succès, la fortune; le type ne varie pas, c’est Machiavel ou Talleyrand. « Il y a là un danger. La misère sans drapeau conduit à celle qui en a un, et des réfractaires épars fait une armée, armée qui compte dans ses rangs moins de fils du peuple que d’enfans de la bourgeoisie. Les voyez-vous forcer sur nous, pâles, muets, amaigris, battant la charge avec les os de leurs

  1. Jules Vallès, les Réfractaires.