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— jetez tous ces germes dans un tempérament bilieux, dans un esprit inquiet, ironique et dur, dans une conscience qui depuis longtemps a dévoré tous les scrupules, et vous verrez quelle moisson funeste et empoisonnée va surgir!

C’est ce que nous avons vu et ce qui mérite d’être rappelé pour l’édification des naïfs, s’il en reste dans un temps comme le nôtre, plus propice à l’expérience qu’aux illusions. Donc un certain jour, il y a cinq ou six ans à peine (on dirait qu’il y a un siècle), un changement presque subit se fit dans la littérature légère chargée de défrayer le public de nouvelles à la main et de petits scandales. Un souffle purifiant de généreuse colère avait passé par l’âme des chroniqueurs à la mode, et l’on put espérer que la petite presse allait devenir une école de mœurs. Certains amuseurs publics se firent moralistes, pamphlétaires, satiriques, avec un grand succès. A les voir poursuivre avec tant de zèle les gros abus et les grands scandales, on eût dit qu’ils retrouvaient une vocation perdue. C’était d’un fouet implacable qu’ils flagellaient les Français de la décadence, parmi lesquels on avait pensé jusqu’alors qu’ils occupaient une place distinguée, et leur satire acre dénonça sans relâche à l’indignation des honnêtes gens la grande bohème, l’opposant ainsi, par une antithèse heureuse, à la petite bohème, trop méconnue. Certes la matière prêtait. Il serait inutile de nier que ce temps si brillant en apparence et ce monde aux surfaces éblouissantes ne fussent secrètement minés par un mal étrange, multiple de formes, d’une contagion irrésistible, et qu’en prêtant l’oreille on ne pût entendre déjà comme le bruit vague d’une ruine prochaine. Il y avait dans ces splendeurs je ne sais quoi d’artificiel et de provoquant qui appelait l’écroulement; ces joies insensées, ces frivolités malsaines, cette fièvre de plaisir, cette fureur de fortune, étaient comme un défi au sort, qui ne souffle pas les prospérités immodérées, et qui les châtie par leurs excès mêmes. Ah ! sans doute le Paris de M. Haussmann, le bois de Boulogne vu un jour de courses, l’insolente, ostentation de la richesse de la France étalée devant les yeux jaloux de l’Europe dans le palais de l’exposition, enfin l’excès du luxe et des dépenses prodiguées par la main d’un pouvoir imprévoyant avec la complicité irrécusable d’une grande partie de la nation, il y avait là une occasion d’inquiétudes patriotiques. On eût compris qu’une indignation austère avertît la France, complaisante ou entraînée. Ce qui étonna au premier moment, ce fut de voir cette transformation de quelques-uns des écrivains qui avaient le plus aidé à la décomposition des mœurs et de la raison publique par l’aimable scélératesse de leurs œuvres et de leurs idées, par le sans-façon de leur scepticisme applaudi et populaire. On fut