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la misère volontaire acceptée d’abord par lâcheté, puis cultivée avec dilettantisme, transformée en une sorte de carrière spéciale où l’habileté consiste à échapper au propriétaire et au tailleur, où le triomphe est de vivre le plus longtemps possible sur le crédit que l’on n’a pas : triste vie au demeurant, à peine consolée par quelques rayons de soleil dont on ose à peine jouir entre deux termes échus, ou par quelques amours de hasard qui s’envolent par la fenêtre de la mansarde le soir du jour où l’on n’a pas dîné. Le fond de cette existence, c’est la chasse fantastique à la pièce de cent sous. Tous ces vieux jeunes, qu’on nous donne pour les amans platoniques de l’art, ne sont que des Gil Blas égarés dans les lettres. Lesage n’eût pas manqué de croquer ces figures en quelques traits de sa sèche ironie; il appartenait à notre époque à la fois réaliste et sentimentale de poétiser cette vie besoigneuse et ces incurables paresses.

N’exagérons rien de peur d’être injustes à l’égard du meilleur et du plus inoffensif de ces bohèmes. Ni la vie ni le talent de Murger ne méritent ces dures sentences; mais il a créé un faux et triste idéal de vie libre qui a égaré bien des jeunes imaginations, et les a jetées dans des voies sans issue. Schaunard et Colline ont laissé derrière eux une funeste école. Eux du moins, ils n’étaient que des révoltés contre l’art, dont ils outrageaient le culte austère par leurs extravagances, dont ils méconnaissaient les conditions les plus hautes, le sérieux de la pensée, l’effort continu, la dignité de la vie. Après eux sont venus les révoltés de la société, ceux qu’on a nommés ou qui se sont nommés eux-mêmes les réfractaires. L’âge d’innocence de la bohème n’a pas duré longtemps; encore est-il vrai de dire que ce n’était qu’une innocence relative.

Comment s’est faite cette transformation? De la manière la plus logique et la plus simple : la littérature besoigneuse est devenue, par une transition fatale, la littérature envieuse. Dans la première phase de la bohème, on voyait déjà poindre le germe des mauvaises passions : l’impuissance aggravée par la paresse, exaspérée par des prétentions absurdes, aiguisée en une sorte d’ironie perpétuelle contre tout ce qui travaille ou s’élève, enfin la volonté bien arrêtée de ne prendre rien ni personne au sérieux plus que soi-même, et l’horreur du sens commun poussée jusqu’à la déraison systématique. Transportez ces instincts de la bohème littéraire dans le milieu fiévreux du monde politique, sous l’atmosphère embrasée des passions et des haines qui s’y allument, — ajoutez-y l’idée fixe de parvenir par tous les moyens au sommet du pouvoir et de la fortune, l’émulation déplorable que fait naître dans certaines âmes le spectacle des ambitions triomphantes et de la richesse scandaleuse,